Baisers volés

Affiche B créée par René Ferracci pour les salles de province.


Le film Baisers volés de François Truffaut s'accorde la liberté de vivre sans être assigné à résidence. La mobilité en est le moteur principal. Dès le début, le jeune appelé Antoine Doinel est délogé de sa cellule pour se rendre au bureau d'un gradé afin de recevoir sa sanction disciplinaire. L'émancipation élève, l'ascension hisse ses sujets. Cette dichotomie entre le bas et le haut comme métaphore entre l'inconscient refoulé et le conscient autorisé est savamment mis en espace à travers différents lieux reliés entre eux par des escaliers que les protagonistes du film empruntent symboliquement pour se libérer de leurs entraves et se réaliser. 

La révocation de l'armée est mise en scène avec une légèreté désopilante. Dans la scène précédente, la caméra a préparé le terrain. Restée sur le seuil d'une salle de classe, elle filme le chef militaire livrant ses conseils sur l'approche d'une mine ressemblant étrangement à une bobine de film. Le gradé compare son approche à la parade de séduction d'une femme dont il ne faut pas trop s'approcher. Le décor est planté. Il s'agira de parler autant d'amour que de cinéma.

La leçon de morale du supérieur à l'insoumis est de rigueur avec le champ-contrechamp qui filme tour à tour les deux protagonistes en utilisant une grammaire cinématographique élémentaire comme garde-fou. L'appelé ne cherche pas la contradiction. Le cinéaste a déjà trouvé en l'acteur Jean-Pierre Léaud son alter ego et ce n'est que le préambule aux multiples transferts qui se poursuivent tout au long du film avec notamment la scène où Antoine dans sa salle de bains s'identifie aux deux femmes qu'il aime.

 

 
 Fabienne Tabard Christine Darbon Antoine Doinel
 

Cette fois, la caméra fixe filme de dos l'acteur qui se reflète dans le miroir dans une mise en abîme de notre propre identification en tant que spectateur aux acteurs sur l'écran. On n'attrape pas son désir, on le devance, le sème, on l'épie et on le perd pour mieux le retrouver. Truffaut filme les hasards provoqués qui mènent les individus à l'objet de leur quête et se sert du personnage d'Antoine Doinel pour nous parler des chemins de traverse qu'emprunte notre propre désir au cinéma.

À peine libéré de la caserne, Antoine court au milieu d'un carrefour où il virevolte pour échapper à la circulation des voitures. La caméra aérienne filmerait le vol précipité d'un oiseau poussé par la force du vent qu'elle ne s'y prendrait pas autrement. Antoine a promis à ses codétenus de faire l'amour à cinq heures tapantes. Les préliminaires sont expédiés, le temps presse mais la prostituée multiplie les refus. Antoine la quitte sur le champ et croise dans l'escalier une autre femme qui accepte son plaisir sans conditions. De cette aventure, nous ne verrons que quelques paroles échangées dans l'escalier de l'hôtel. Dans la scène suivante à la nuit tombée, Antoine toujours vêtu de ses habits militaires comme d'une respectabilité dont il ne s'est pas encore défait, sonne à la porte d'une demeure bourgeoise. L'accueil qu'on lui fait atteste de sa familiarité des lieux. Christine Darbon - jouée par l'actrice Claude Jade -  la fille de la maison qu'Antoine convoite, n'est pas là. Cette absence passerait presque inaperçue tant la discussion avec le couple des parents reprend là où elle s'était arrêtée. Combien de temps s'est écoulé depuis sa décision précipitée d'intégrer l'armée ? On n'en saura rien car Truffaut a le don de raccourcir le temps à l'essentiel et de passer d'une opportunité à l'autre. Antoine confie se retrouver sans emploi et aussitôt la providence de la discussion lui en trouve un. Rien n'est impossible dans ce monde en mouvement où les rencontres s'enchainent les unes aux autres. Antoine quitte précipitamment les lieux sans avoir le temps de finir son fromage pour se rendre déjà à son entretien d'embauche de veilleur de nuit. Emploi décalé de la marche habituelle du temps car sa jeunesse ne le destine pas à se conformer au quotidien mais plutôt à se laisser porter où la vie le mène. Ses autres emplois de détective et de réparateur de télés sont tout autant significatifs car ce sont d'autres façons d'utiliser le regard pour appréhender la réalité. Prendre un individu en filature ou enquêter sur l'actualité en la restituant de façon objective s'oppose à la subjectivité du regard cinématographique qui déconstruit la mécanique des images déjà toutes faites. L'inefficacité d'Antoine à accomplir ces deux emplois le place de fait du côté de ceux qui réinventent sans cesse le réel.  

Lors de la scène du démontage du poste de télé où les deux amants se rejoignent, Truffaut réalise un magnifique travelling au ras des planches. Les mules de Christine abandonnées sur le sol suffisent à suggérer le passage à l'acte alors que subsiste encore dans notre mémoire  la scène subliminale de la fée Delphine Seyrig en Vénus à la fourrure enfilant sous notre regard subjugué ses escarpins vernis pour aller en soirée. La scène d'amour qui n'est pas filmée nous renvoie à notre propre désir enfoui de spectateur avec les deux amants endormis dans la même chambre noire que l'obscurité d'une salle de cinéma. 

Le scénario est également bâti sur l'errance qui se construit dans les allers et retours incessants entre la norme et ce qui lui échappe. Que de poésie dans ces petites entourloupes au quotidien que l'ingénu Antoine s'octroie pour échapper aux convenances qui empêchent de retrouver le chemin de ses libertés.

 

Claude Jade, Claire Duhamel, Daniel Ceccaldi et Jean-Pierre Léaud

 

Au garage des Darbon, Antoine vient à la rescousse du couple de garagistes qui a perdu l'adresse d'une cliente. Ni une ni deux, Antoine compose le numéro, improvise un jeu de loterie gagnante pour récupérer l'adresse de l'égarée. À l'impossible nul n'est tenu et ce qui est contraint par la réalité, l'imagination le rend accessible. Filmé comme une caissière de cinéma dans sa loge, Antoine appartient à ce monde où la fiction supplée aux manquements du quotidien. Une autre fois invité à la table familiale des Darbon, il  étale de la moutarde sur une tartine qu'il mange comme s'il s'agissait de confiture. L'image trompe nos sens et trahit notre bon sens de spectateur. Le conformisme bourgeois dans lequel Antoine pourrait se noyer est discrètement égratigné. Jamais il ne prend non plus le temps de finir un repas ou une tasse de café. Il est empêché par son désir de finir quoi que ce soit. Il est à la fois celui par lequel tout commence et celui par lequel rien n'aboutit. Comme un jeu de miroirs, les scènes se répondent. La scène de l'adultère à l'hôtel filmée comme le lieu du crime qui vire à la comédie avec la scène où Antoine dans son lit est surpris à son tour par l'irruption de la tant désirée Fabienne Tabard, les scènes de repas des Darbon et des Tabard, les filatures d'Antoine détective à celle plus menaçante de l'homme en imper, l'enquête pour Monsieur Tabard qui se retourne contre lui quand Antoine son détective assigné devient l'amant de sa femme, le Paris souterrain du circuit des pneumatiques qui arrivent à destination au Paris en plein jour où les êtres finissent par se perdre. Truffaut filme l'intrication des situations comme des sentiments dans un montage subtil où les contraires aussi font preuve d'attraction.

La dernière scène du film est à ce sujet particulièrement éloquente. Christine et Antoine discutent assis sur un banc. Christine s'interrompt pour signaler la présence d'un homme qui la suit de façon inquiétante. La caméra se place derrière le couple filmé de dos qui devient à son tour spectateurs de la scène. On se demande qui est cet homme en imperméable. S'agit-il d'un détective, d'un policier, d'un pervers ou d'un criminel ? Il vous faudra voir le film par vous-même pour le savoir et, quand vous croirez avoir le fin mot de l'histoire, vous apercevrez encore cette silhouette furtive dans le champ de la caméra comme un dernier indice de ce qui pour certains se cherche encore.

 

 

 

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