Imitation of life de Kornél Mundruczó, Proton Theatre




Imitation of life est une pièce de théâtre du metteur en scène et cinéaste hongrois Kornél Mundruczó dont la représentation en hongrois surtitré en français a eu lieu le jeudi 18 octobre 2018 au Centre Dramatique National Orléans. © Marcell Rév


L’intime en gros plan

Sur scène, la profondeur est supprimée par un écran sur lequel est projetée l’image d’une femme âgée qui refuse de donner son identité. Le gros plan dévoile les contractions de son visage. D’emblée, le metteur en scène instaure un face à face qui ne nous laisse aucune échappatoire. Une quinzaine de minutes interminables d’un interrogatoire face à un huissier qui tente de lui extorquer son nom pour lui assigner officiellement les papiers qui la priveront de son logement dont elle ne paye plus le loyer. De lui, on n’entend que la voix off. La femme résiste malgré la relance obstinée des demandes et les intimidations de l’homme. Pourtant, le ton d’abord vif de l’échange évolue en confidences. L’huissier se laisse faire par compassion ou pour accorder un dernier répit à sa victime avant l’estocade finale. La femme a repris le dessus, se confie, évoque par bribes son passé et le récit de son arrivée dans cet appartement vécu au départ comme un renoncement à sa vie libre de Rom. L’incursion dans ce vécu crée une empathie avec le spectateur qui s’empare du destin de cette femme dont il mesure la force de caractère malgré la précarité sociale.


L’écran de projection du film rapproche là où la scène éloigne

A quel moment l’écran s’est-il levé pour nous montrer l’appartement, enjeu de la convoitise d’un promoteur immobilier véreux qui envoie ses sbires pour déloger ses habitants ? Suffisamment de temps pour que ce visage nous devienne familier en dévoilant ses états d’âme. Le dispositif filmique implique l’enregistrement d’un ça a été qui nous ancre dans la réalité tandis que le dispositif théâtral nous immerge dans un ici et maintenant qui peut brouiller notre perception en élargissant notre regard qui circule partout où il veut sur la scène. Étrange impression pour le spectateur de découvrir enfin, presque soulagé, le cadre et les acteurs de la scène en même temps qu’il en ressent l’étrangeté. Notre entrée dans cet environnement théâtral n’a rien de rassurant. L’exiguïté de l’appartement renforce la précarité de cette femme seule dont l’expulsion imminente devient dramatique. Entrée, cuisine et salon sont dévolus au même espace. On trouve dans le fond de la pièce un sèche-linge, deux machines à laver et un étendoir. On s’étonne d’un tel équipement pour une seule personne. Qu’y a-t-il donc à nettoyer en si grande quantité ici, si ce n’est cette entreprise sous-jacente d’hommes de main qui vide le quartier de ces habitants indésirables ? Qui sont ces hommes et femmes qui vivent là dans une précarité qui ne leur accorde même plus le droit d’avoir un toit pour vivre ?
La femme se lève et demande de l’aide pour attraper un médicament juché trop haut, déjà inaccessible pour calmer sa douleur. L’homme demande à réchauffer sa gamelle. Rapprochement de deux êtres qui vivent aussi chichement l’un que l’autre et dont les gestes du quotidien révèlent l’isolement. La femme fait un malaise et l’huissier lui vient en aide en appelant un numéro de secours. Il se heurte à une bureaucrate qui refuse d’intervenir dans l’urgence quand il donne l’adresse de la femme. Monde à deux vitesses où les déclassés n’ont qu’à attendre qu’on daigne bien s’occuper d’eux tandis que d’autres bénéficient sans même s’en soucier de toutes les aides extérieures. Une fois encore, le metteur en scène use d’un procédé de distanciation pour marquer la rupture sociale entre les nantis et les moins favorisés. La voix off de la personne appelée en urgence est d’autant plus révoltante dans son refus d’assistance qu’elle n’est plus incarnée. Une lueur d’espoir renait malgré tout quand l’huissier explique à la femme comment réclamer un certificat d’hospitalisation qui mettra fin à la procédure d’expulsion. La femme s’assoupit. L’homme quitte les lieux. L’obscurité envahit le plateau, plongeant la pièce dans une nuit dont on ne sait encore s’il s’agit d’un sommeil dont la femme se réveillera ou pas.


Plus rien ne tient ni ne trouve sa place dans un monde devenu chaos

Quand la lumière revient, la femme n’est plus là. Le spectateur est seul face à cet appartement désert, rempli de tous les objets et souvenirs du quotidien. Brusquement, les éclairs d’un orage remplacent l’éclairage des ampoules électriques. Quand la lumière revient, le décor se met à bouger. La boite scénique où est installé le décor de l’appartement accomplit une lente révolution sur elle-même. Tous les placards et les dessous où l’on planque les encombrants se mettent à quitter leur emplacement d’origine. Un nombre infini de petits objets se met à glisser sous nos yeux, à dévaler les pentes inclinées du sol, des murs et du plafond qui ne sont plus que les parois où s’échouent les débris d’un environnement pris dans le mouvement inéluctable de sa déliquescence. C’est affreusement lent. On entend les charnières des meubles qui cèdent en laissant échapper à grand vacarme leur contenu. Les meubles se retournent. Le combiné d’un téléphone gît comme le corps d’un pendu retenu par sa corde. Soudain, ce n’est plus un appartement qu’on a sous les yeux mais la rotation du monde qui n’a plus de frontières et laisse échapper ses peuples, chassés par la misère et les conflits. Plus le spectacle avance, et plus on perçoit ce processus de distanciation dans lequel nous sommes nous-mêmes plongés. Du macrocosme d’un visage qui déployait ses souffrances dans les expressions de sa chair, nous sommes passés au microcosme d’un appartement dont on voulait expulser l’occupante pour être maintenant projetés dans une nouvelle dimension où chaque objet est une parcelle d’humanité pris dans l’inexorable déplacement de l’exode. C’est une expérience profondément troublante et suffisamment rare pour être relatée car on touche ici à un espace qui s’est brusquement déployé pour révéler notre isolement dans une humanité qui court à sa perte. La distance que nous ressentons est celle de notre dépossession d’un monde où nous sommes de plus en plus isolés en subissant des ravages sur lesquels nous ne pouvons plus agir. Terrifiante noirceur d’une destruction annoncée où le recours de la fiction ne semble pas plus possible que l’ancrage à la réalité. Un théâtre de la perte où les êtres humains sont chahutés comme de simples objets pris dans la rotation d’un monde qui se dépossède des siens en les privant de tous leurs biens.


Le monde perdu des origines

La deuxième partie de la pièce se déroule dans l’appartement dévasté et encombré de débris. On y retrouve l’huissier qui fait visiter l’appartement à une jeune femme. L’histoire se répète et nous y assistons, avec la même impuissance à laquelle nous avons déjà participé à sa destruction. Même roublardise de l’huissier et même ruse de la mère isolée qui essaie de cacher sa condition pour accéder à cet appartement si endommagé qu’il ne peut pas être perçu comme un privilège. Cette deuxième partie moins évidente de la pièce évoque plus explicitement le fait divers d’un jeune Rom qui avait renié ses origines en agressant à l’arme blanche un autre garçon Rom du même âge à Budapest en 2005 dont s’est inspiré le metteur en scène pour réaliser sa pièce. L’agresseur est-il cet enfant blond protégé par cette jeune mère ou ce jeune homme plus âgé qui fait irruption dans l’ancien appartement de sa mère âgée et malade qu’il avait reniée ? Peut-être l’un est-il devenu l’autre, provoquant cette étrange identification de l’enfant avec ce jeune homme qui se partage dans l’appartement une pomme comme unique repas. Fruit que le jeune homme découpe avec un sabre posé au-dessus d’un meuble, à l’endroit même où sa mère malade cherchait au début du spectacle ses médicaments. 
Chassés du paradis originel, le metteur en scène nous replonge dans les origines du mythe qui fonde nos croyances pour nous livrer une vision pessimiste d’un mal triomphant. Nulle revendication nostalgique d’un retour aux origines qu’elles soient religieuses ou ethniques mais plutôt la volonté de nous alerter sur les populations marginalisées, premières victimes d’un monde qui se referme dans un repli identitaire quand les conditions de vie deviennent plus difficiles pour tous. Il n’est pas si loin le temps où en France aussi, un débat agitait l’opinion publique quand l’état démantelait en région parisienne des camps de roumains pour leur refuser de s’installer quelque part. Débat qui annonçait le triste sort que nous réservons aujourd’hui aux migrants sur nos territoires. Tel est le salut de cette pièce dramatique de nous faire percevoir au plus près l’humanité des hommes et des femmes qui sont touchés par cette précarité en tentant par tous les moyens d’en sortir. En nous éloignant physiquement et symboliquement de ce foyer devenu un monde plus vaste, Kornél Mundruczó parle autant d’apatrides, d’expulsés, de précaires que des plus isolés. Une leçon d’humanité pour nous rendre plus proches de ceux qu’on a trop vite fait de tenir à distance pour ne pas s’en soucier. L’imitation de la vie est un premier pas vers cette prise de conscience.


Le 1er novembre 2018

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