Vif-Argent de Stéphane Batut



On entre dans Vif-Argent avec la découpe lumineuse d’un visage dans le néant. L’image brille de son intensité au milieu d’un écran noir sidéral. Les contours de cette première apparition sont si nets qu’on est saisi par l'isolement de l'image. La tête s’incline doucement comme celle d’un dormeur qui s’éveille. Le noir s’anime découvrant les herbes où le jeune homme est couché puis viennent les ombres d’un paysage nocturne. Tout le reste du film est à l’image de cette ouverture. L’épaisseur du monde s’incarne avec une sensorialité qui ravive nos sens. Les images s’animent d’une présence qui échappe à notre seul entendement. 

L’histoire commence comme un rêve éveillé. Un jeune homme hagard et titubant cherche où il est. Il porte un prénom qu’on n’oublie pas : Juste. A la fois celui qui porte la vérité et celui qui existe à peine. 

Magnifiquement joué par Thimothée Robart, le jeune homme vit dans un squat et fait ses machines au Lavomatic quand il n’est pas occupé à accompagner les défunts vers leur dernière destination. Dans le film La Belle et la Bête de Jean Cocteau (1945), René Clément rapporte les paroles de Cocteau «  Il faut bien savoir que pour faire du merveilleux, il faut savoir faire du quotidien ». Le réalisateur Stéphane Batut l’a bien compris. Il apprivoise l’inconnu et nous le rend accessible en le filmant dans le flux des activités de la vie courante. Magnifique séquence d’une foule dans la rue avec un homme qui disparait quand il ne se voit plus dans le regard des autres. Alors la caméra s’en rapproche, l’isole et le rejoint juste pour l’extraire du monde visible. L’ ici et l’au-delà ne sont pas deux mondes opposés mais un continuum que le réalisateur s’ingénie par des dispositifs de la vision à rendre perceptible. Le spectateur assiste à la disparition des défunts non par l’arrêt brutal de leur existence mais par l’impossibilité des vivants à les voir. Irréversibilité du regard nous privant du lien qui nous rattache au visible.

Le film montre avec une infinie douceur ceux que nous laissons derrière nous quand nous partons. Juste en fera l’expérience en retrouvant  Agathe l’amour de sa jeunesse, joué par l’éthérée actrice Judith Chemla qui incarne, toute en passion retenue, l’ardeur d’un amour impossible. Les Buttes Chaumont  avec ses paradis artificiels - conçus de toutes pièces par la main de l’homme -  deviennent l’Eden où Juste et Agathe vont nous faire toucher le lien indéfectible qui les unit. L’invisible est essentiel dans ce film qui nous demande de croire à l’invraisemblable surgissement des grandes émotions qui marquent une vie. Le paradis est bien sur terre et le film est un perpétuel retour pour nous y ramener.

L’écran est utilisé comme un espace de passage entre le réel et le royaume des invisibles. Il y a de la féerie dans ce monde familier du dernier voyage. Pas de saut dans l’inconnu mais un retour aux origines qui s’opère par les yeux de Juste qui se ferment pour se rouvrir là où le récit du défunt le mène. Un fondu enchainé de la vie aux souvenirs que l’on enfouit dans sa mémoire pour un jour enfin, y revenir. La réalisatrice Pascale Ferran toujours à propos  de Cocteau explique comment son film lui a permis de dominer sa peur qui se dénoue au fil de l’apprivoisement magique de la Belle et la Bête. Film constitutif pour la réalisatrice qui confie de façon incantatoire son rôle initiatique quand elle était enfant «  Va dans ce pays-là, ce pays du cinéma parce que dans ce pays-là tu auras moins peur ». Vif-Argent est de cette même trempe. Il rend la fin réconfortante pour le cœur des mortels. Bercés par le travelling de la caméra, le spectateur passe d’un monde à l’autre sans se soucier de sa perte. Portés par la magie du cinéma, le film nous réconcilie avec notre peur ancestrale de disparaitre, laissant  à notre imaginaire le soin de combler le vide laissé par une dernière apparition. Vif-Argent scintille alors dans la nuit des uns et veille sur le sommeil des autres. Magie du cinéma que de faire parler l’indicible et de faire voir l’invisible chaque dernière fois avant qu’ils ne disparaissent.


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