Nos défaites de Jean-Gabriel Périot




Le réalisateur Jean-Gabriel Périot est comme dans la Commedia dell’arte un Arlequin pas assez riche pour se vêtir d’une seule pièce. Alors, il va puiser dans les films des autres pour se fabriquer une filmographie constituée de fragments récupérés. Observateur des moindres failles et contradictions du monde dans lequel il vit, il dresse un portrait implacable de notre société. Un réalisateur qui avance masqué pour donner aux visages qu’il filme (les détenus, les minorités, les victimes de la guerre, les individus en recherche d’emploi…) la visibilité et la voix qui leur manquent. 

La sortie en salle de son dernier film documentaire Nos défaites s’inscrit dans la lignée de ses films précédents. On y retrouve comme point de départ les films d’archives, matière première de prédilection qu’il opère avec une précision chirurgicale tant ses coupes au montage sont maîtrisées. Dans le court métrage Eût-elle été criminelle … (2016), la première apparition d’une femme malmenée par la foule de la Libération reste suspendue aux bords du cadre. Présence incertaine pendant quelques secondes de cette femme accusée d’accointance avec l’ennemi, filmée par une caméra devenue tranchante comme un couperet. L’exclusion et le bannissement sont dits par cette maladresse du cadrage qu’on devine fortuite mais qui prend brusquement un sens dramatique quand on devine que cette foule exhibe quelqu’un tenu  délibérément à distance. Le cinéma de Périot est condensé là, par ce que l’on refuse de voir et qui reste aux bords de l’abîme, une présence-absence des « invisibles » où qu’ils soient.



Interroger les colères de l’Histoire





Il y a dans le bouillonnement des révoltes l’espoir d’un monde plus juste. Dans le court-métrage The Devil (2012), le mouvement des Black Panthers  montre sur la musique du tourangeau Boogers la lutte des afro-américains dans les années cinquante pour leurs droits civiques. La répétition de la phrase  If you look upon my face, you are watching now the Devil (Si tu regardes mon visage, tu regardes maintenant le diable) sert de leitmotiv aux images. Des extraits de déclarations de membres du Black Panther Party prennent progressivement la place laissée par la phrase de Boogers qui agit comme un tempo jusqu’à la fin du film. Une pulsation qui modifie durablement notre rapport à ces images de femmes et d’hommes qui transforment leur militantisme pacifique en lutte armée. Dans ses conversations, Jean-Gabriel Périot avec le professeur de philosophie Alain Brossat [1], explique que ce changement de stratégie a contribué à répandre l’image de Noirs « violents » alors qu’ils ne se sont jamais réellement servis des armes  «  sauf, très rarement, pour se défendre d’attaques de la police ». Le réalisateur déclare :

«  Cette prise d’armes a aussi été fortement symbolique : elle a permis à ceux et à celles qui se sont armés (et par ricochet aux Afro-Américains en général) d’affirmer un statut qui jusque-là leur était dénié. Les Afro-Américains étaient acceptés dans la société nord-américaine à l’unique condition qu’ils restent silencieux ; là, ils ont clairement montré que le jeu avait changé et qu’il faudrait dorénavant traiter avec eux d’égal à égal. Cependant, il n’a pas été simple de prendre les armes… C’est ce que montrent la plupart des images documentaires sur les Panthers y compris celles qu’on voit dans The Devil. Il y a de la maladresse dont les corps réagissent au maniement des armes et à la militarisation du mouvement. On voit clairement qu’il s’agit de « jouer à faire la guerre », on reste dans une mise en scène de soi et il n’est jamais si facile de tenir, corporellement son rôle. Cependant, l’important n’était pas de devenir militaire de carrière, mais de montrer que l’on pouvait jouer à ce jeu-là. Et cela aura suffi à ce que leurs adversaires construisent cette image d’eux qui est encore la plus répandue : les Panthers étaient une bande de Noirs « violents », et cette « violence » est devenue l’argument massue pour les sortir de l’émancipation noire-américaine, alors même qu’ils en sont un maillon essentiel.»[2]

L’amateurisme et l’improvisation de cette prise d’armes que révèlent les images d’archives de The Devil  nous intéressent plus que le passage à l’acte des Black Panthers à la lutte armée. Il y a dans ce jeu de prendre la peau de l’autre plus qu’un mimétisme stérile pour faire peur (les Noirs auraient adopté la violence des Pigs blancs qui les bastonnaient et les réprimaient pour se faire entendre à leur tour)  mais la revendication d’une égalité (maintenant symboliquement, nous combattons à armes égales). En prenant les armes, les Noirs ne deviennent pas les acteurs d’une violence qu’ils condamnent mais ils renvoient aux blancs qui les oppriment le miroir de leurs agressions. Ce procédé d’aller sur le terrain de l’autre pour revendiquer ses droits semble récurrent chez le réalisateur qui réitère sa démarche avec des lycéens de 1ère option cinéma du Lycée Romain Rolland à Ivry-sur-Seine.



Remake du film La salamandre d’Alain Tanner (1971), Météore Films



Pour provoquer un dialogue et une réflexion, il ne faut pas seulement connaitre le discours de l’autre mais pouvoir s’identifier à lui. C’est cette maïeutique que le réalisateur tente de mettre en œuvre avec des lycéens a priori éloignés des luttes de post-68.  Lors d’un entretien, Jean-Gabriel Périot explique sa démarche avec ces lycéens :

« Je voulais leur faire découvrir un des aspects pour moi le plus important du travail de cinéaste : la possibilité qu’offre le travail d’un film de se confronter à ce que l’on ne connait pas, de rencontrer des gens qui nous sont encore, pour des raisons différentes, étrangers, d’affronter l’altérité et de la défaire. Le point de départ de mon projet fut donc simplement de permettre à ces adolescents de se confronter à l’inconnu. Et le cinéma engagé des années post-68 m’est apparu comme un moyen de justement les mettre en face de quelque chose qui pouvait leur semblait éloigné de leurs préoccupations habituelles.»[3]



Remake de la Reprise du travail aux usines Wonder, documentaire de 1968, Météore Films
 

 
Remake de films des années 60 -70 par des lycéens d’aujourd’hui

Après plusieurs jours de visionnage du film, le souvenir du discours d’une gréviste des usines Wonder réclamant des conditions de travail plus dignes et refusant de réintégrer son poste après le vote de la reprise reste vivace.

« Non, je ne rentrerai pas, je ne foutrai plus les pieds dans cette taule, c'est trop dégueulasse ! »

La même gouaille rageuse anime Isabelle, une des lycéennes qui reprend le rôle. Le temps s’abolit et on est de nouveau sur place en train de revivre la lutte de cette jeune ouvrière.  Le dispositif peut d’abord surprendre. Quelle légitimité peuvent avoir des lycéens qui ne sont pas encore dans la vie active à incarner des travailleurs ? Pas plus que celle de jeunes sans grande expérience affective qui lisent avec leur prof de français Madame Bovary  ou Le rouge et le noir à 16 ans. Tout enseignant sait d’expérience qu’on apprend mieux sur l’endroit où on vit quand on se déplace ailleurs. La réflexivité qui consiste en un aller vers les représentations de l’autre pour un retour à soi de ses propres représentations est une des conditions pour apprendre. Plus que par mimétisme, Périot permet à ces jeunes d’expérimenter la possibilité de leur discours. Peu importe le tâtonnement du langage, l’approximation des idées voire même parfois leur caractère consensuel, la lucidité de l’un et la naïveté de l’autre, ces jeunes apprennent à dominer leur peur de ne pas savoir pour oser s’exprimer. Galvanisés par  ces témoins de l’histoire dont ils rejouent les luttes, les lycéens parlent en leur nom propre, le réalisateur prenant le soin de ne pas filmer un débat entre eux mais les interviewant séparément pour faire émerger leur individualité. Le cinéma engage ces jeunes à prendre chacun la parole et à dire face caméra  je pense, je suis, j’imagine … dans un monde où leur parole reste peu audible, si l’on excepte la prise de parole courageuse de Greta Thunberg. 


Répétition des séquences de films des années 60 -70 rejouées par différents lycéens

Au-delà de l’anniversaire des cinquante ans de mai 68, qu’est-ce qui peut encore interpeller les jeunes d’aujourd’hui dans les combats de cette époque ? Périot couve-t-il le secret espoir d’une jeunesse qui s’insurge là où ses contemporains se seraient résignés ou fait-il le constat amer d’une génération d’adultes qui n’a pas réussi à transmettre à ses enfants le sens des luttes collectives ? Mai 68 est porté par un souffle insurrectionnel qui n’était pas prémédité et Périot sait bien qu’on ne fait pas deux fois la même révolte. Son propos semble ailleurs. En faisant rejouer par les lycéens les évènements autour de 68, il ne dit pas que l’histoire doit ou pourrait se répéter. Il redonne à ces jeunes la conscience que le cinéma est un moyen de s’inscrire dans une action collective. Si cette jeune ouvrière nous touche tant encore aujourd’hui, c’est parce que son combat est encore actuel et que la caméra rend palpable cette constance des luttes sociales entre hier et aujourd’hui. Le film témoigne certes du passé mais il ne trouve sa finalité que dans sa projection publique et une prise de conscience actualisées. A chaque projection, les films réactivent quelque chose qui surgit devant nous dans l’instant. Le cinéma ne connait pas de temps mort et figé. Le défilement des images est plus qu’une mécanique, c’est une leçon de vie. Le cinéma prend l’histoire en marche et Périot entraine les lycéens dans une pensée en mouvement. Penser au cinéma, c’est d’abord incarner des paroles. Une démonstration certes ici efficace mais parfois un peu trop réfléchie pour permettre au spectateur de se projeter dans une autre logique, celle pour nous aussi des sensations. Ce qui ne retire rien au film de sa valeur de témoignage mais rend abrupt et sans concession son propos.



Une lycéenne répondant aux questions du réalisateur dans Nos défaites, Météore Films



L’alternance du noir et blanc et d’images en couleurs lie le passé au présent, faisant de ces portraits de jeunes d’aujourd’hui un film bigarré qui invite à la diversité d’opinions plus qu’à l’uniformité d’une vérité toute faite. Le metteur en scène Jean-Michel Ribes dans un Edito pour présenter la programmation 2019-2020 du Théâtre du Rond-Point [4] parle de ces « Espaces vacants » de l’art qui échappent à la pensée unique :

"À la truelle, chaque jour, voire chaque minute, l’information construit le mur immense du savoir immédiat. On nous dit tout. Ni trou, ni espace vacant. Tout est rempli. Gracieusement bouché. Le climat, la politique, le sport, les méfaits de la viande, le nucléaire, la pollution, le prix de la truffe du Périgord, les couches-culottes empoisonnées, la vitesse autorisée, les migrants, les noyeurs des migrants, les attentats, l’extinction progressive des abeilles, le valet de chambre du Président de la République, le bio, le faux bio, la galette des rois et puis tout le reste, l’intégralité du reste. Voilà, vous savez tout, on ne pourra pas nous dire qu’on cache la vérité. Elle est immédiatement expliquée, raisonnée, prouvée.
Mais quelle est alors, cette minuscule plante qui se glisse entre deux parpaings de certitudes révélées ? Ce fragile brin d’herbe qui refuse de mourir sous le béton des choses si importantes ? C’est l’art. L’art à qui l’on ne consacre plus aucun espace vacant. L’art oxygène, l’art qui nous protège des vérités qui tuent et des robots annoncés, l’art pourvoyeur de rêves, l’art de vivre. Vivement que cette petite plante fasse s’écrouler ce mur."

Nos défaites est une expérience artistique de lycéens qui découvrent le cinéma avec un réalisateur hors-champ leur tendant la perche pour qu’ils deviennent les acteurs du monde dans lequel ils vivent. Une confiance précieuse du réalisateur dans les réactions spontanées de ces jeunes répondant à ses questions et une leçon pour découvrir le cinéma comme un art engagé. Un film bienfaisant assurément.


 





[1]  Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma Conversations, Editions La Découverte, Paris, 2018, p.150
[2] Ibid., p.151
[3] L’intégralité de cet entretien sur le site www.meteore-films.fr







 

 


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