Du côté de la matière

 

Le film Van Gogh de Maurice Pialat (1991)  instaure un dialogue entre un peintre et un cinéaste dans leur quête insatiable de la dernière image.

Que signifie pour Maurice Pialat de faire un film sur Van Gogh ? Comment passe-t-on de la représentation d'une peinture qui se suffit à elle-même à l'enchainement des plans pour un film ? Quel hommage le réalisateur rend-il à celui qu'Artaud désignait comme Le suicidé de la société ?

Le film commence par le geste d'une main peignant une ligne ondulante sur une toile déjà recouverte de bleu. L'image est ralentie pour mieux percevoir la ligne d'horizon que la main trace dans la couleur. Cette main est celle de Pialat lui-même qui cherche à restituer la vérité du geste de l'artiste. Le ralenti annihile la fulgurance de la main peignant autant que celle de l'œil saisissant ce qui disparaît aussitôt.

Cette scène inaugurale de la peinture dans son incommensurabilité en annonce une autre non moins essentielle du cinéma puisque le film enchaine avec l'arrivée du train qui conduit Van Gogh à Auvers-sur-Oise. Deux trajectoires artistiques se succèdent avec ce début de film, l'une barrant la toile d'une ligne horizontale qui la ramène à sa planéité essentielle et l'autre légèrement décalée de L'arrivée d'un train en gare de la Ciotat de Louis Lumière (1896) pour mieux percevoir la profondeur de champ.

Entre planéité et profondeur, Pialat semble hésiter. Geste de l'artiste qui nous ramène au ravissement d'une couleur étalée sous nos yeux pour nous en éblouir une dernière fois. Matérialité absolue du bleu qui n'a pas besoin de sujet ou d'objet pour être visible sur la toile tandis que le cinéaste s'empare du grouillement du monde et des visages qui déferlent sur l'écran comme les vagues qui recouvrent le sable de l'oubli.

La présence du train dans le film à plusieurs reprises questionne. Dans son long défilement, elle évoque de façon allégorique le fonctionnement de la caméra et de la bobine de film qui enregistre les images. Chaque wagon, chaque compartiment, chaque place numérotée rappellent les photogrammes du film. Les images toutes différenciées ne trouvent leur place que dans  la mise en mouvement et leur ordonnancement pour le  film. Lors de leur retour à Paris après une nuit de débauche, Van Gogh et Marguerite sont seuls en troisième classe dans un wagon. Ils font l'amour. En reboutonnant son corsage, Marguerite exulte " ça c'est la vie !" A qui s'adresse-t-elle ? À Van Gogh pour le ramener à cette présence charnelle du monde ou défie-t-elle le spectateur bourgeois confortablement assis dans la salle de cinéma avec  un slogan presque risible tant il évoque la publicité du dernier produit qu'il faudrait posséder pour se sentir plus vivant ?

" Contrôle des billets" lance le contrôleur qui fait irruption dans le wagon. Pialat a bien pris le soin de le filmer juste avant enjambant le marchepieds à l'extérieur du wagon comme une ouvreuse de cinéma qui ne laisse les spectateurs accéder à la salle de cinéma qu'après s'être acquittés d'une somme qui les autorise à prendre autant le film que leur vie en marche. Payer de sa vie et ne rien toucher à l'instar de la destinée à la fois grandiose et misérable de Van Gogh, serait-ce s'acquitter du droit de voir ?

Le critique de cinéma Jérôme Momcilovic dans son livre MAURICE PIALAT, la main, les yeux [i](2021) évoque cette perte irrémédiable du réel qui constitue la genèse du film. Il écrit au sujet du film Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) : " Ce présent est celui que Louis Lumière, avec plus de force que n'en eurent jamais la peinture ou la photographie, avait rendu possible : le présent éternel du souvenir. La naissance de l'image de Catherine à l'extrémité du film, c'est cela avant tout : la naissance du cinéma." Un peu plus loin, l'auteur rajoute : " La mémoire et les films se remplissent d'objets qu'on ne pourra plus appréhender" : c'est ainsi que l'œil remplace la main. L'œuvre d'art désincarnée se substitue ainsi au réel pour nous le donner à voir maintenant que nous ne pouvons plus le toucher.

 Les femmes sont du côté de la matière lance un Van Gogh gêné d'être interrompu dans son travail de peintre pour aller déjeuner chez les Gachet. Pialat filme les coulisses du peintre à sa tâche en peignant Marguerite jouant au piano dans le salon. Le cinéaste se place du côté du modèle et du réel et non pas du côté de l'œuvre que le peintre est en train de réaliser. À l'éblouissement de la lumière du jardin  qui entoure le peintre, Pialat choisit de placer sa caméra dans l'obscurité du salon devenu métaphoriquement la  boite noire de la caméra qui filme le réel.   

 


 

À cette scène qui montre le peintre au travail succède l'intimité des préparatifs d'un repas par la bonne en cuisine. Clair-obscur d'une table chargée en vue du festin. De profil la bonne plonge un brin de persil dans une sauce dont elle nappe un plat d'asperges. Comment ne pas faire le lien du mouvement du pinceau sur la toile avec ce geste de la cuisinière apprêtant son plat avant de le servir ? On se souvient de L'asperge isolée peinte par Manet en 1888. Ce morceau virtuose d'une ligne posée sur le rebord penché d'une table en marbre avec ce petit coin d'obscurité qui tient à l'autre bout l'extrémité de la pointe sombre de l'asperge en équilibre. Ces quelques touches sombres qui sculptent dans ce commencement virginal de la toile le surgissement d'une image, Pialat y-a-t-il pensé ?

Bien sûr que le film est un hommage à Van Gogh et à sa façon si singulière de traiter les surfaces en une multitude de touches que le peintre ne lisse jamais en aplat ou en glacis pour garder toutes les aspérités du réel mais Pialat ne se prive pas de rendre hommage aux autres artistes de l'époque, Lautrec, Degas, Renoir et Manet notamment même s'il n'est pas cité directement.

 

 

Comment ne pas voir dans le franchissement de Van Gogh de la fenêtre pour aller peindre Marguerite de dehors une allusion à la toile Le Balcon de Manet (1868-69) avec cette scène de vie bourgeoise contenue dans l'encadrement de la fenêtre et ce regard perdu dans leurs rêveries des personnages peints ?  La caméra de Pialat reste dans le noir de la toile de Manet et de la profondeur de l'image. Tandis que la balustrade verte marque d'une croix  une nature absente que Manet choisit délibérément de ne pas peindre pour laisser ses personnages à leur absence, Pialat inonde de lumière et de verdure le personnage de Van Gogh. Ce n'est plus en effet ce que l'image est ou ce que le peintre peint qui comptent pour Pialat avec son film mais ce qui l'entoure et qui constitue sa nature entière. Pialat n'a pas besoin de filmer le tableau que Van Gogh peint. Il filme le peintre en osmose avec la nature. L'arbre du jardin  est devenu la peinture de Van Gogh et Pialat ne filme plus le peintre pour ceux qui en auraient encore besoin que dans le reflet des deux fenêtres ouvertes sur le jardin. Quand la musique s'arrête, la caméra se met à bouger pour se centrer sur la fenêtre ouverte sur le jardin et reléguer le peintre en hors-champ avec le reflet de l'artiste peignant sur les carreaux de la fenêtre.

 


  

 Édouard Manet a scandalisé le monde de l'art avec une autre de ses toiles Le déjeuner sur l'herbe (1863) en montrant une femme nue au milieu d'hommes endimanchés, image qu'on retrouve dans une autre scène du film. Le nu acceptable dans la peinture académique devient scandaleux dans la vraie vie. Les convenances et l'hypocrisie bourgeoise sont maintes fois égratignées dans le film. Seule Marguerite évolue entre sa condition sociale privilégiée et les personnes déclassées, petites gens, prostituées ou loubards que fréquente le peintre. Scène admirable du film où Van Gogh, Marguerite, son frère Théo et les habitués d'une maison close se mettent en rang pour singer l'ordre établi de la société à travers ce simulacre de défilé militaire. Nuit de débauche sans fin où Van Gogh, Artaud, Pialat et tant d'autres artistes se rejoignent. Comme il l'a fait pour peindre le peintre de l'intérieur de la maison des Gachet, Pialat choisit un angle de prise de vue étonnant de la caméra pour filmer cette scène. Du fond de la salle les protagonistes forment une chaine humaine qui avance vers la caméra mais quand le cinéaste veut les raccompagner dans leur mouvement, il se place de biais comme s'il prenait lui aussi la tangente et refusait de rentrer de façon rectiligne dans la profondeur du champ pour rester à la surface de ce joyeux bordel dont le film ne révèlera aucun secret.

 

En ramenant le regard de la profondeur de champ à la planéité de la surface, Pialat se sert des hors-champs pour faire surgir le réel sur l'écran. Ainsi d'un plan inopiné d'un bateau qui coupe l'écran entre deux scènes montrant des personnages. Van Gogh  confie à l'épouse de Théo qu'il ne peut pas filmer la surface de l'eau car c'est trop changeant. Il faut de la constance au peintre pour saisir le mouvement du monde et il faut du mouvement au cinéaste pour retenir quelque chose de l'immanence du monde. Peintre et cinéaste liés par des forces contradictoires qu'il leur faut doser à chaque œuvre avec la spécificité de leur médium, fixité de l'image pour l'un et mouvement des images pour l'autre.

 

Le film ne s'achève pas avec la mort de Van Gogh mais avec la scène d'un jeune peintre venu à Auvers pour peindre les mêmes motifs que ses prédécesseurs, Cézanne, Pissarro et bien sûr Van Gogh. L'œuvre d'art que ce soit une peinture ou un film s'inscrit toujours dans une histoire qui la précède et dans la continuité de ceux qui la poursuivent.

 


 

Marguerite échange avec le jeune peintre. Elle porte le deuil et est recouverte d'une voilette noire qu'elle soulève pour révéler son visage. On songe au portrait de Berthe Morisot au bouquet de violettes peint par Manet en 1872. Le noir du deuil n'enlève rien à l'intensité incandescente de ce regard si présent qui nous fixe. Marguerite Gachet et Berthe Morisot réunies dans la douceur de l'abîme qui n'est plus un néant insondable mais juste l'effleurement du noir nécessaire au surgissement de la lumière.



[i]  MAURICE PIALAT, la main, les yeux par Jérôme MOMCILOVIC, pp 94-95, Éditions Capricci, 2021

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