La diagonale du vide

 Å’uvres de Claude VIALLAT et Patrick SAYTOUR dans la Glacière.


Aubais dans le Gard accueille une exposition des artistes Claude VIALLAT et Patrick SAYTOUR rattachés au mouvement Supports/Surfaces. Personne ne circule dehors en cet après-midi d'été où seuls quelques visiteurs s'aventurent dans les ruelles en quête des quatre lieux où les artistes ont choisi d'exposer leurs œuvres. Notre chemin nous mène d'abord dans un Temple protestant où des murs dépouillés et une lumière franche servent les œuvres ajustées en une géométrie de lignes qui déséquilibre le regard.

Mondrian dans son ascèse simplifie son langage plastique à l'utilisation exclusive de la verticale et de l'horizontale. Un monde stable de couleurs primaires et d'angles droits où les contraires s'annihilent sans empêcher le mouvement. La proposition que nous livrent les deux artistes est différente. D'abord chacun garde son langage, lignes souples pour l'un et plus acérées pour l'autre, empreinte ou excavation de la forme, l'une s'annihilant dans sa répétition tandis que l'autre livre le vide laissé par la matière qu'on lui a retirée. Deux gestes opposés qui se réunissent pour célébrer l'absence d'une incarnation qui semble être au cœur de chaque œuvre. Un vide empreint de spiritualité qui se libère de la figuration et s'en joue même pour revenir à sa simple matérialité.

Des fourrures acryliques du plus mauvais goût, brûlées pour cautériser les bordures du vide, oscillent entre animalité et toison de sexe féminin. Entre le col liturgique en dentelle et la toile épaisse de matelas, l'opposition entre sacré et profane se fait jour. Les artistes impriment leurs formes à la matière sans en changer sa nature. Le support garde l'empreinte du geste de l'homme sans perdre son altérité.

Humilité d'un acte chez l'un qui refuse l'artifice de la métamorphose en répétant sans cesse la même forme peinte et violence de la brulure chez l'autre qui sculpte la forme amputée de sa matière en même temps qu'il la cicatrise. S'agit-il d'en finir avec le culte de l'œuvre unique et de sa mise en forme dévolue au sacro-saint savoir-faire l'artiste en réintroduisant le multiple insignifiant et ses infinies variations ? De quoi est-on témoins ici ?

Les fourrures triangulaires sont plus isolées et trouvent leur cohérence dans la correspondance des lignes qu'elles tracent entre elles. Dans ce lieu de culte où la transcendance nous invite à nous incliner, les deux artistes réussissent le tour de force de nous projeter dans toutes les directions. Plus de verticalité, plus de face à face  mais un éclatement de lignes obliques qui nous force à nous émanciper de la contemplation de l'Å“uvre unique pour réifier notre regard désintéressé dans la seule vitalité de son mouvement.

Une œuvre semble néanmoins réunir les gestes des deux artistes. Sa forme découpée rappelle les patrons qu'utilisent tailleurs et couturières pour découper les pièces de tissu à assembler qu'on retrouve dans les œuvres de SAYTOUR. Elle porte la forme peinte qui caractérise l'œuvre de VIALLAT. Découpe du support et empreinte de surface sont réunies en une synthèse aléatoire qui semble être la seule concession à une horizontalité avec cette œuvre en guise de trait d'union.

 

Passée cette entrée en matière, un poil déstabilisante pour des amateurs d'art habitués à l'austérité conceptuelle de nos représentations du mouvement Supports/Surfaces, nous nous sommes rendus au Presbytère en se plaçant dès que possible du côté de l'ombre pour ne pas subir les assauts d'un soleil ardent. Les volets fermés pour garder la fraicheur nous rappellent que nous ne sommes ici que des visiteurs de passage. Cela est d'autant plus amusant que les artistes jouent avec la lumière dans leurs installations.

L'entrée du Presbytère se fait par une porte de côté, si bien qu'on ne trouve pas le bâtiment sans faire volte-face. Ce jour-là, le sol est jonché d'un tapis de fleurs d'acacia d'un vert si tendre qu'on hésite à le fouler. Rusticité des  vieilles pierres et douceur de ce parterre végétal se répondent en un mélange de solidité et de fragilité, de permanence et d'éphémère qui est surprenant.

Une pièce unique conçue à quatre mains est installée dans une pièce du rez-de-chaussée du Presbytère. Le sol est recouvert d'épaisses dalles en pierre dont les jointures ont disparu avec le temps. Les volets tirés nous plongent dans la pénombre. L'Å“uvre occupe tout le mur. Il s'agit d'un tapis recouvert des mêmes empreintes répétées de formes et de stries de peinture sur lequel on a installé des appliques lumineuses en verre dépoli qui émettent une faible lueur. Les abats jour ont une forme caractéristique des années soixante, suffisamment surannée dans leur design pour ne plus être de notre époque mais pas encore assez éloignée pour devenir une antiquité. La lumière émise est si faible qu'on hésite à croire qu'elle provient d'une source électrique. On se rapproche car on a besoin de regarder de plus près pour s'en assurer. Qu'est-ce que ces lumières comme des excroissances florales sur leurs tiges éclairent ? On ne voit rien que les mouvements nerveux de pinceaux sur l'épaisseur du tapis et son évocation d'un confort bourgeois outragé. Sursauts du geste pictural qui résiste dans ce tombeau à l'effondrement de la beauté mais sans y concéder. 

 

 Nous prenons un escalier étroit en pierre pour accéder aux salles voûtées de la Glacière. La configuration du lieu isole davantage les Å“uvres des deux artistes qui ont recours à des gestes et des matériaux variés. Tissus d'imprimés fleuris, plissé d'une jupe, toile cirée, sacs de marchandise en toile de jute, vieux outils de fermiers aux manches en bois de taille, branches sans arbres, cintres sans vêtements, fil de fer, planches, plaque de verre texturé, toutes sortes de chutes de matériaux auxquelles les artistes donnent une seconde vie. 

 

 Å’uvre de Claude VIALLAT

Les couleurs sont nombreuses mais sans éclat comme pour s'accommoder de la blondeur crayeuse  de la pierre qui s'effrite sur les murs en recouvrant le sol de sa poussière. Certains assemblages de formes aux contours découpés pendent, suspendues à un clou. Elles font écho aux assemblages des formes peintes. On dirait que les artistes recyclent tout un vocabulaire de formes familières qu'ils recombinent à l'envi. Il s'en dégage peut-être de façon involontaire et fortuite une dualité entre la sensualité de la peinture avec ses tissus qui laissent infuser les formes jusqu'à leur dissolution et une construction plus volontaire d'objets et de matériaux bruts. Une dichotomie entre féminin et masculin qui replace l'Å“uvre dans un archaïsme faussement primitif avec ce savant laissez faire des composantes de l'Å“uvre. 

 

 

 Å’uvres de Patrick SAYTOUR


L'accès au dernier lieu d'exposition  - seulement pour nous car il semblerait que nous ayons inversé l'ordre de la visite voulu par les artistes - nous mène à l'escalier du château, pièce maitresse qui rend l'installation monumentale. Le regard s'élève dans l'espace démembré de cet escalier central privé de ses garde-corps. Deux ailes se déploient au milieu d'un immense vide que les Å“uvres tendent de piéger à l'aide de filets et de cordes tendues. De très longs lés verticaux de tissus ou des plaques de bac acier industriel recouverts de motifs renforcent la hauteur. Il s'en dégage une sacralisation des Å“uvres dans cette débauche de lumière à laquelle les artistes ne se soustraient pas en choisissant des matériaux transparents qui lui répondent. Mais les artistes échappent à la grandeur du lieu qui ferait de cette exposition un sanctuaire en aménageant l'entrée principale du rez-de-chaussée en un bric-à-brac de grilles de circulation, plots de signalisation, stockage de sculptures anciennes, affiche de publicité pour le tourisme camarguais et pochoirs ayant servi d'emporte-pièce pour brûler les formes de certaines Å“uvres. L'Å“uvre s'amuse avec la complicité des deux artistes de notre regard en quête d'harmonie. Pas de signes qui font sens mais seulement l'informe des outils du regard dans les coulisses de sa fabrication.

Nous repartons en laissant derrière nous ce duel au soleil de deux cow-boys solidaires qui trouent la peau de leurs Å“uvres pour nous rappeler de rester sur nos gardes. Dans une rue  du village, le soubassement d'une maison est fait d'un seul bloc de roche filandreux comme le cours ininterrompu d'une rivière souterraine. Au-dessus, les pierres arrondies s'amoncellent les unes aux autres pour constituer le mur. Même averti, on ne se libère pas si facilement de la mauvaise fréquentation de son imagination.   

 

Aubais, le 24 juillet 2022

Remerciements aux bénévoles présents sur place en cette journée torride pour accueillir les visiteurs d'un jour. 

Informations sur l'expo :  https://www.aubais.fr/actualites/exposition-viallat-saytour/

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