Les assoiffés et la femme gelée

 

Il en est du froid comme des hommes, leur contact peut-être douloureux ou vivifiant. Les Rendez-vous de l'Histoire à Blois autour du thème de la mer programmaient cette année dans leur cycle Cinéma un film de patrimoine avec Finis Terrae de Jean Epstein de 1929 en partenariat avec l'association Ciné'fil et un film contemporain avec l'avant-première de Grand Marin de Dinara Drukarova (2022) inspiré par le roman de Catherine Poulain qui sortira prochainement en salles.

Ces deux réalisations ont des convergences stimulantes pour l'imaginaire. Tous deux montrent la dureté des  travailleurs de la mer dans leur dénuement  qu'ils soient isolés sur un îlot de terre au milieu de l'océan à récolter des algues qu'ils font sécher au soleil ou trempés en pleine nuit sur un bateau à relever des filets charriant des tonnes de poissons.

Filmer la vulnérabilité de la condition humaine nécessite autant la présence d'une démesure écrasante – ici la confrontation avec la mer - qu'une adversité qui va renverser le rapport de force pour permettre l'émancipation. Chacun des deux films montre ce combat surhumain pour gagner autant son pain quotidien que sa place dans un monde où les hommes s'entraident autant qu'ils se bannissent entre eux.

Le film d'Epstein montre un petit groupe de goémoniers, deux adolescents et deux hommes âgés au large d'Ouessant. La vie qu'ils mènent sur l'île de Bannec n'a rien d'une sinécure. Tout y est provisoire jusqu'à l'eau de pluie stockée dans un puisard qu'il faut rationner pour ne pas en manquer. La soif qui rend la vie âpre est magnifiquement restituée par Epstein. L'eau est pourtant en abondance avec ses vagues filmées au ralenti pour capter la puissance de ses gerbes d'eau qui jaillissent sur les roches escarpées où personne ne s'aventure sauf l'œil éloigné de la caméra. Jubilation du cinéaste à percevoir l'ambivalence de cette eau nourricière qui fournit du travail à ces hommes en même temps qu'elle les isole sur cette terre éloignée où le pain et les gorges sont secs.

La chaleur du soleil, le feu des brasiers pour extraire la soude des algues consumées, l'absence de vent, tout concourt à faire de ce lieu un enfer sur terre. Le noir et le blanc restituent admirablement l'hostilité du lieu avec des jeux de lumière contrastés pour percevoir la chaleur accablante tandis que des atmosphères plus nuancées montrent l'effacement des limites et la dissolution des silhouettes dans la fumée. Le cinéaste joue de toutes les pénuries du site pour offrir un film entaillé comme une gravure où  chaque trait compte. Le moindre élément dans sa banalité prend alors une tournure incantatoire avec des plans composés comme des natures mortes. Deux fleurs à côté d'une bouteille de vin brisée suggèrent la fin de l'insouciance. Une pomme de terre dans un bol sur une plage de galets et c'est la nourriture qui vient à manquer.

Le grand Nord où débarque le personnage de Lili qui veut travailler sur un chalutier de pêche n'est guère plus accueillant que la Bretagne d'Epstein. La réalisatrice utilise des touches de couleurs vives pour égayer les teintes froides d'un dehors suffisamment terne et humide pour qu'on n'ait pas envie de s'y attarder. Il y a de l'Aki Kaurimaski dans ces paysages côtiers d'Islande et ces visages burinés qu'une seule force vive vient à animer. La mer reste à quai ou en hors-champ du chalutier, contenue dans des tourments des personnages qu'on devine aussi périlleux que la houle qui les menace. La réalisatrice filme de l'intérieur le labeur des pêcheurs où Lili, seule femme embarquée à bord, tente de gagner sa place. La descente dans les soutes du bateau est une immersion dans la cadence intense du travail à la chaîne pour stocker le poisson dans d'immenses containers de glace.

Sur terre ou sur mer, les deux cinéastes filment une plongée dans les abîmes où la mer ne sert plus de lointaine échappatoire. Les corps des pêcheurs sont massifs pour encaisser la force que nécessite leur travail physique jusqu'à l'épuisement. La présence fluette de Lili surnommée Moineau par le capitaine dénote dans cet environnement viril où il faut lutter contre les éléments et la fatigue pour rester debout. Pourtant, ce n'est pas un corps puissant d'un marin qui s'effondre mais la blessure d'un doigt pour l'adolescent dans Finis Terrae et celle de la main de la femme dans Grand Marin qui font basculer l'intrigue dans le drame. 


Le toucher est notre mode de compréhension du monde le plus archaïque. La main est l'instrument de nos origines. Le monde chavire quand il devient impossible d'agir. Epstein filme le sauvetage de l'adolescent  inanimé avec son compagnon qui lui tient la main sauve comme s'il manœuvrait un gouvernail. Comment ne pas percevoir dans ce geste une métaphore du geste artistique pour Epstein. Sans ce lien charnel qui relie les hommes à tous les éléments du monde vivant y compris leur fraternité, le cinéma aveuglé s'égare.

Même constat peut-être chez Drukarova avec cette scène magnifique où la femme blessée repose sur un lit de glace qui se transforme au contact de son sang. Cette incursion poétique dans une trame narrative jusque-là réaliste permet au film de basculer dans une autre dimension. La fragilité de ce corps replié sur lui-même dans une position fœtale nous ramène au commencement de la vie autant qu'à la résistance d'un corps luttant pour sa survie. Cette ambivalence replace l'être humain au même rang que l'animal en révélant sa vulnérabilité à travers la violence infligée. A la tête tranchée des poissons par le couteau des pêcheurs succède la blessure provoquée par l'épine d'un poisson qui entaille profondément la chair de Lili. À travers l'évocation des dépouilles des poissons et du corps sur la glace, c'est toute la chaine du vivant qui est menacé quand un de ses spécimens disparait. La présence de cette femme qu'on sous-estimait au sein de l'équipage prend alors toute sa valeur et son sens.

Notre corps est traversé jusqu'à l'extrémité des doigts de nerfs qui relient nos sensations au cerveau. Sans cet influx nerveux, nous sommes condamnés à ne plus rien ressentir. Dans un dernier sursaut, certains poissons capturés s'échappent des mains qui glissent sur leur peau mouillée. La réalisatrice filme l'étreinte du grand marin et de la femme devenus amants. Échoués dans la baignoire d'une chambre d'hôtel, leurs mains parcourent le bras de l'autre à l'aide d'un savon. Abandon des corps qui se retrouvent à l'étroit dans un bain tandis que les deux adolescents d'Epstein  finissent épuisés à s'écrouler ensemble sur un lit après un dernier geste attentionné du sauveur pour remettre la main soignée du rescapé à plat sur son ventre. Étonnante coïncidence de ces deux films qui rapprochent et nous remettent au contact du vivant à cent ans d'écart.

 

Le 16 octobre 2022

 

 

 

 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Mona au Halo

Défense d'y voir

Le vestiaire des ombres