Mona au Halo

La géométrie s'accorde mal avec l'hétérogénéité des matériaux de récupération. D'un côté, une recherche d'ordre et de rigueur. De l'autre, un éventail de textures qui évoque les éléments prosaïques du quotidien. Dans ces conditions, comment faire le lien entre une caryatide d'isorel qui s'est substituée à une toile, deux yeux absents recouverts de pampille de laine rose et un cadre constitué d'un assemblage de papiers de soie colorés ?

Cette œuvre récente de l'artiste Gatien Mabounga est exposée ce samedi 28 octobre lors d'une après-midi festive au Halo, association de Blois qui organise des activités culturelles et sociales à vocation thérapeutique.

L'artiste dans la présentation de son exposition donne quelques clés de compréhension de ses œuvres. Une Mona Lisa à qui il aurait donné rendez-vous, les paroles retranscrites d'une chanson, le choix économique du charbon d'une densité plus dure que le fusain, des papiers déjà peints pour limiter le labeur, la représentation permanente du corps, le désir nouveau de faire le vide et de creuser.

Vu de côté, le papier marouflé d'un personnage ailé dévoile ses plis. Icare frémit dans les ondulations de la surface. Pas de place nette ni de bordures scellées qui lisseraient les aspérités. Le support garde ses irrégularités. L'artiste ne cherche pas à les discipliner. Dans le tableau de  La chute d'Icare (1558), Bruegel l'Ancien nous donne à voir un paysan qui laboure son champ de sillons. Relégué dans un coin, entre ciel et mer, l'imprudent paye cher son faut pas. De son audace, il ne reste que les jambes désarticulées de sa disgrâce. 

 

 Pieter Bruegel l'Ancien, La Chute d'Icare, huile sur panneau transposée sur toile, 73,5 x 112 cm, Musée Royal d'art ancien à Bruxelles, vers 1558

L'imaginaire tisse des liens entre les œuvres enfouies de la mémoire. Faire le vide c'est oublier. Creuser c'est approfondir sa pensée. Le plasticien Kiefer né en 1945 mène une œuvre titanesque pour exhumer de l'oubli les affres du nazisme. Dans le documentaire Anselm sous-titré Le bruit du temps actuellement en salles, le cinéaste Wim Wenders filme son compatriote déambulant dans l'immensité de sites indissociables des œuvres qui y sont présentées.

 

 

Le hasard de leur actualité réunit ces deux artistes, aussi éloignés par leurs origines - congolaise pour Mabounga et allemande pour Kiefer - que par le format de leurs œuvres hors d'échelle pour l'un et plus modeste pour l'autre. Pourtant, un dialogue entre eux parvient à s'instaurer autour du plein et du vide, leur recours à la vanité des  fleurs et le recyclage d'objets ou de matériaux qui portent la marque de leur usure.

 

Gatien Mabounga, Sans titre, dessin sur papier peint, fusain et acrylique, 60 x 50 cm, 2020
 

On trouve chez l'un et l'autre une même préciosité rabrouée. Mabounga parle des broderies qu'il préfère réaliser avec des gros fils tandis que Kiefer érige des mariées dans des robes plâtrées qui figent leurs plis en de sombres creux. 

Dans un entrepôt de la région parisienne, la caméra prend de la hauteur pour suivre Kiefer qui circule à vélo dans son atelier. Le cycliste s'arrête un instant pour soulever le couvercle d'un vêtement suspendu sur une toile. De quoi cherche-t-il à s'assurer ? Que dissimule cette veste raidie par le gel d'un hiver trop rigoureux ?  De quoi sommes-nous témoins ? À un autre moment, on le voit saisir dans un même geste une photographie accrochée à l'arrière d'une toile. L'intention cette fois est plus explicite. L'image qui a servi d'inspiration pour la création de l'œuvre lui est consubstantielle. Elle l'authentifie comme un scellé apposé sur une porte condamnée ou l'étiquette renseignée d'une archive.

L'image photographique qui atteste que quelque chose " a été"  - ainsi que le développe Roland Barthes dans son essai de La chambre claire (1980) -  occupe une place dérisoire face au gigantisme monstrueux de ce que la toile est devenue. L'œuvre indexée à son passé n'en demeure pas moins énigmatique à travers la résurgence de ses origines.

A Barjac prés de Nîmes sur un site de quarante hectares, l'artiste retourne dans son ancien atelier. Dans un dédale de tunnels, la caméra n'a de cesse de montrer les fondements d'une œuvre qui circule entre soubassements et percées au grand jour. Surplombant une fosse recouverte de montagnes d'argile, l'artiste explique qu'une toile n'est jamais qu'une tentative de circonscrire le chaos dans les limites d'un cadre rectangulaire.

Le désordre pour Mabounga est figuratif. Le morcellement des corps est adouci par la profusion de fleurs imprimées qui enveloppent la peau de courbes graciles. L'évocation surannée des motifs d'une toile de Jouy ou l'impression plus contemporaine d'un Liberty est noircie par les contours du dessin qui portent la mémoire du feu qui les a consumés. Le geste ne craint pas de recourir à la poussière pour accueillir un trait mal assuré, pas encore figé. Le feuillage de certains arbres ressemble à des nuages qui ne tiennent qu'à un fil, d'autres à une muraille infranchissable. On est bien peu de choses et mon amie la Rose me l'a dit ce matin a chanté pour l'occasion au Halo la musicienne Juliette Mantrand dans une langue arabe qui nous rappelle la fragilité de notre présence au monde.

Le motif du végétal n'est juste qu'une image. Un papier déjà peint comme une photo déjà prise. Une nature enfouie qui ressurgit à travers les tiges calcinées du dessin qui strient sa surface en de longues failles. Dans son dernier film, Wenders cite les paroles du poète Paul Celan " L'enfance est un espace vide comme le commencement du monde."   

Le film s'achève sur Kiefer filmé de dos, face à l'eau, portant sur ses épaules l'enfant qu'il a été et l'exposition se termine par le regard de Mabounga avec ses lunettes asymétriques s'amusant probablement de mes yeux qui s'agitent comme des essuie-glaces pour comprendre sa dernière espièglerie.  

 

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