Défense d'y voir
J'habite un corps étranger en exil, une terre sans mer ni patrie, un continent sans fluides, un pot ébréché qui cicatrise mal, un champ ravagé sans culture, un humus stérile. L'été, mes veines tracent la carte routière de mes voyages intérieurs. L'hiver, elles disparaissent.
Je suis allongée car je ne sais pas encore me redresser. L'attente est interminable. Mes yeux sautent d'un endroit à un autre avec l'agilité d'un chat. Le lit d'osier a des crénelures en forme de boucles que je m'applique à suivre. Première lecture des mots de ma forteresse. Le voyage commence par l'exploration d'une pièce rapportée où règne un calme plat. Un plafond à parcourir de long en large jusqu'au seul coin que mon regard peut atteindre. Une moulure sert de tremplin au vide. Le papier peint est rempli de figures qui se répètent invariablement.
Un rideau se soulève entre la chambre et les jardins.
L'air ne pèse rien. Pas même le poids d'un corps traversé par sa respiration. Un battement de paupières et le regard s'élance en s'agrippant aux ombres des branches qui frôlent les murs de la chambre. L'échine se frotte sur un tapis de mousse. Le bois craque sous les coussinets qui s'aventurent dans la forêt. Une robe d'aiguilles recouvre l'écorce et les fourrures qui rodent. Les guetteurs se taisent. Les résineux s'élèvent dans la fraicheur d'une nuit improvisée où se baignent des lumières égarées.
Dans les petits bois, la géométrie des ouvrants cède aux dormants.
L'obscurité n'a pas la certitude des périmètres ni de collet pour refermer sa barrière. Du sillon des sèves à sa cime, l'ordre des parallèles impose son règne végétal. Les déplumés alignent la maigreur de leurs tarses sur le sol picoré. Des demi-lunes couvrent leurs têtes hirsutes. Devenir planche derrière un arbre pour se faire peur. Suspendre la vitesse affolée. Souffle coupé. Palper la pulpe d'un buisson dans le vertige des feuilles filantes. Entre abîmes et ordonnées, parcourir chaque constellation pour traverser les règnes du vivant.
Les phalanges d'un cèdre jouent aux osselets avec les fenêtres qui l'entourent. Sans hôtes, le géant erre dans son théâtre d'ombres. Le panache des heaumes glisse sur la maison de maitre. Ballet des hydres sur l'échangeur de la pensée. Je suis entourée d'une foule qui me prend dans ses bras. La trachée mène ses entraves dans les alvéoles percées. J'étends mes branches dans le bal de la cour. Les figures dentelées tenues par leurs cavaliers sont tombées. Les ramures rasent les murs. Le cercle s'élargit.
Des lignes laissent pendre leurs fils. Les enceintes ont mis du crêpe à leur crépi. La plume bute sur son gisement. Les mains et les déliés parcourent les cordes des instruments. Je suis happée par les bruits. Chaque chose soustraite à ma vue s'intensifie. Il me faut composer avec chacune de ces présences qui s'ignorent. Blocs légèrement plus denses que la pénombre dissoute. Les grenouilles se répondent avec leur molle allégresse dans un tintamarre réjouissant. La nuit borde les épidermes.
La nef élève ses chênes centenaires dans le blanc-seing des fidèles.
Quelques bêtes sortent dans la clairière. En fond de scène, un rideau d'arbres protège la faune. Depuis l'affût, mes sens aux aguets scrutent la futaie. Les brise-lames épient la houle qui s'intensifie. Un cerf racle la gorge d'une caverne. Une brèche éventre la terre. Les nappes souterraines ondulent. Le quartz attise le désert et le sable l'air. L'étoile aimante sa poussière. Des colonies d'insectes arpentent les feuilles tombées qui laissent le vent muet. La forêt s'est retournée et je me suis sentie regardée.
Les pas se retirent de la glaise pour suivre leur chemin.
L'eau s'infiltre. Elle transporte l'orage et ses nuages, absorbe la vapeur et le ruissellement des larmes sur la vitre. Le trop plein déborde des fossés. La rosée se dépose sur les tempes. Révérence des brins d'herbe qui ploient sous les étincelles miroitantes d'un lustre vénitien. Les cheveux mouillés se tordent en d'épaisses mèches. La source se trouble dans le bassin où les femmes font chaque matin leur lessive à deux mains. Le linge rafraichi caresse la peau échauffée par le soleil de midi.
La chaleur est écrasante. Les clôtures se relâchent. Une laitue trace un canal en se balançant dans sa nasse. Les parois molles d'une tomate cèdent sous son jus. Les gouttières tendent leurs bouches sèches à la chaussée. Le pétrole colle aux nu-pieds qu'on porte tout l'été. Le sol est brulant, le carrelage reste frais. Un ruisseau s'échappe de l'eau qui coule à flot. Après plusieurs gorgées, les cellules se défroissent une à une. Le polyester rempli d'air chaud hisse sa montgolfière. La source rejoint sa cavité.
Les cornées s'agrègent en bulles de savon que gravissent les alpinistes. L'arbre vide ses poches de son infortune. Un trois-mâts tend ses voiles au temps gris. Une vieille femme trimballe un ballot d'herbes coupées pour nourrir ses lapins. On me pousse par derrière et me rentre devant. Un volet claque. Je suis pleine de vents contraires. Je mords dedans le peu qui me reste. Plus toute gêne mais pas encore tout à fait blette, je prends mon élan et balance mes deux yeux au sommeil.
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