Le masque des apparences




Damien ROUXEL, Artiste Plasticien Performeur,
Autoportrait, 2016



La nacre porte mal son nom. On entend « âcre » alors qu’on voit des reflets changeants qui glissent sans s’interrompre sur les parois lisses d’une coquille. Le mot écorche, irrite mais aussi ravit les sens. Les aspérités de la matière recouvrent les teintes irisées de la lumière. L’un ne va pas sans l’autre. L’apparence nacrée qu’on donne à voir n’est qu’une face qui plonge le regard dans l’étrangeté de ce(ux) qui nous constituent. La représentation de cette altérité traverse la photographie d’un autoportrait de l’artiste contemporain Damien Rouxel (2016) à l’instar de la peinture Pierrot, dit autrefois Gilles de l’artiste du XVIIIème siècle Jean-Antoine Watteau.
Sur l’un, un portrait en buste devant un fond blanc semblable aux  photographies d’identité judiciaire qui ont conduit le criminologue Bertillon à élaborer son système d’identification.   L’artiste est habillé d’une veste  en tweed anglais qui rappelle l’élégance à la campagne.  L’ouverture oblique de la poche du costume biffe cette apparente bienséance, impression renforcée par les mèches  des cheveux  ébouriffés qui donne un air négligé. Un sous pull noir dissimule le cou et contraste avec un masque de papier bulle qui illumine le visage en le recouvrant partiellement. Le visage est outrageusement maquillé de fond de teint et de rouge à lèvres. La bouche, le nez, un œil et les oreilles encore visibles, relient l’artiste au monde qui l’entoure tandis que le visage s’isole et se retire derrière son masque. Les lèvres fermées ont du mal à dissimuler une certaine colère et un regard dur, fixe l’objectif de l’appareil photo.




Jean-Antoine WATTEAU, Pierrot, dit autrefois Gilles, vers 1718 - 1719


Sur l’autre, un portrait en pied d’un Pierrot qu’on a dit pouvoir être l’alter ego de Watteau est représenté devant un ciel entouré de feuillages. Gilles est habillé d’un costume de scène de soie blanche. Son cou entouré d’une collerette et son visage ceint d’un turban et d’un chapeau mettent en valeur la carnation du visage. Les lèvres elles aussi fermées  esquissent une expression dont on ignore s’il s’agit d’un sourire ou d’une mou résignée. Le regard est dirigé vers le bas sans que ce cadrage en légère contre-plongée soit dominant. Au contraire, il refuse de nous attraper dans son sillage. Notre regard erre sur ce visage à l’expression fuyante et indéterminée, laissant aux autres personnages de la Comédie italienne et à l’âne tapis dans les fourrés au bas du tableau, le loisir de croiser nos regards. 


Qui nous regarde ? 

C’est le regardeur qui fait le tableau disait Duchamp mais c’est aussi la représentation du regard qui, en attrapant ou laissant le spectateur indifférent, fait exister l’œuvre. Où vont les regards chez Watteau ? Seul l’œil unique de l’âne représenté de profil regarde dans notre direction. Echange peu flatteur pour le spectateur qui ne trouve comme interlocuteur que cet animal entêté, compagnon de labeur des plus humbles. Pourquoi Watteau en fait-il notre premier regardeur ?  Le Pierrot nous séduit par le raffinement de son costume et la grandeur de son portrait. Pourtant, son immobilité le prive de toute action avec ses pairs qui s’affairent à ses pieds. Homme en retrait ni tout à fait soi ni tout à fait un autre. Trouble du comédien qui doit échapper à ce qu’il est pour incarner son personnage de scène mais aussi isolement de l’artiste qui ne participe pas aux activités communes des autres hommes.  L’âne ne joue pas de rôle. Il se contente d’être ce qu’il représente. L’image d’un âne bête. L’artiste en échappant à notre regard s’extrait du monde. L’image d’un homme simple, ramené à sa seule présence d’être là. Pas de jugement de valeur dans ce rapprochement entre l’animal devenu le substitut de l’artiste, juste leur présence physique au monde sans le recours à la pensée.
Chez Damien Rouxel, on l’a déjà dit, le regard est droit, direct et sans hésitation. Même privé d’un œil, son intensité est terrible. Derrière cette respectabilité affichée, la chair, dans ce qu’elle a de plus singulier avec son visage écorché, est privée de son enveloppe protectrice. 


Le lien avec l’animalité

Le papier bulle protège les objets fragiles pendant leur transport. Sur la photo, l’immobilité de la posture et la fixité du regard sont si implacables qu’on ne peut échapper à ce regard accusateur. Face à cette chair tuméfiée, le papier bulle n’est plus d’aucune utilité. On a vite fait d’y voir la vulnérabilité des êtres humains confrontée à une violence venue de l’extérieur ou les brimades subies par les homosexuels face au  sacro-saint modèle d’une virilité dominante. Pourtant une autre interprétation apparait. Les alvéoles du matériau renvoient au miel dont l’artiste Joseph Beuys s’était enduit le visage avec des feuilles d’or dans une performance de 1965 «  Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort ? ». Le miel est une substance qui relie Beuys au règne animal et place symboliquement l’artiste au sein d’un processus de création qui dépasse sa condition humaine. En guise d’explications à son lièvre, l’artiste murmurait des choses inaudibles aux spectateurs. La logique et la rationalité de la pensée étaient remplacées par un lien sauvage qui faisait de l’artiste plus un chaman relié aux forces de la nature qu’un artiste qui dicterait ses lois par le seul biais de sa pensée. De la même façon, Watteau deux siècles plus tôt confie à l’âne le soin de faire rentrer notre regard dans son œuvre en privilégiant l’animalité tandis que Rouxel exp(l)ose l’écorché vif de son visage à la face du monde. 


L’impuissance de l’image

Watteau, Rouxel et peut-être Beuys sont de cette lignée d’artistes qui n’hésitent à être présents dans leurs œuvres pour poser la question de leur rapport au monde.  Bien sûr que notre identité est multiple et qu’une seule image ne peut représenter à elle seule le foisonnement des facettes de la personnalité et de l’identité qu’on soit artiste, comédien, chaman ou paysan. Dans le retrait du Pierrot de Watteau et l’excès de la chair chez Rouxel se joue le dialogue que l’artiste instaure avec le regard du spectateur. Nous projetons sur l’image nos affects mais aussi des références qui nous éclairent sur l’interprétation d’une œuvre. Paradoxalement,  ni Watteau ni Rouxel ne figent cette représentation. Nous rentrons dans leurs œuvres par la chair des sensations avec la matière des tissus, la texture de la peau et la couleur des carnations. Ethérée et délicate chez Watteau, frustre et violentée chez Rouxel, l’œuvre s’appréhende pourtant chez les deux à travers une fragilité essentielle, celle de ne pouvoir affirmer sa raison d’être que dans l’impuissance de leur image.
Au-delà de ce rapprochement entre ces deux artistes qui ne se privent pas pour Watteau de  représenter des scènes de fêtes galantes où l’on se déguise, s’amuse et se fait beau et pour Rouxel, de nourrir son imaginaire avec des images d’artistes qui n’hésitent à modifier leur apparence, se cache la normativité du regard. Toute image s’inscrit dans un système de représentations à laquelle elle ne peut pas totalement se soustraire. L’intérêt de ces deux œuvres est de nous rappeler la légèreté avec laquelle l’artiste peut se substituer aux images déjà toutes faites et de s’en inventer d’autres plus intimes, qui lui ressemblent.


Le 23 septembre 2018

Damien Rouxel, A corps et Acquis

Exposition en partenariat avec les Rendez-vous de l’Histoire à partir du 8 au 19 octobre 2018
Galerie Lézard curieux, Lycée Dessaignes à Blois

Pour en savoir plus sur l’artiste : 

base.ddab.org/damien-rouxel/pdf

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