Saint Jérôme écrivant, Le Caravage, vers 1605
Le
corps profane …
Saint
Jérôme écrivant est une œuvre où Caravage excelle à
déséquilibrer la composition. A droite, le vieil homme, torse nu, est enveloppé
dans une étoffe rouge qui recouvre son corps et plus encore. L’homme est âgé.
Son crâne est dégarni et une barbe blanche cache son cou. L’inclinaison de la
tête marque le repli sur soi et la concentration du saint, absorbé par sa traduction
de la Bible en latin. D’une main il rapproche l’énorme ouvrage de
ses yeux. Un côté du livre est suspendu dans le vide tandis que l’autre moitié
repose sur la table. Une tache blanche éclaire puissamment la page au-dessus de
laquelle est suspendu l’ombre du poignet. Une ligne rouge souligne l’avant-bras
qui tient un stylet blanc légèrement incliné. Dans le prolongement du bras, le
pouce est au niveau des orbites du crâne de mort posé sur la traduction que le saint
est en train d’écrire. L’index est pointé vers le bas, dans l’obscurité cernée
par la bordure ondulante de lignes que révèle le clair-obscur. A chaque
épaisseur d’ombre, le peintre dépose une
fine surface de lumière. Le poids de l’une s’allège avec l’étendue de l’autre
dans un contrepoids savamment maîtrisé où l’on perçoit la densité du vide qui s’immisce
dans chaque béance représentée.
dans sa quête de sacré…
Le peintre a pris soin de dessiner chaque ligne des
pages maintes fois consultées. L’air qui s’est glissé entre les pages les
soulève légèrement. Chaque bord du papier est tracé avec une infinie attention.
Les lignes dorées de la Bible peignent chaque page avec le même soin qu’on prendrait à représenter une
chevelure soyeuse. Cette sensualité contraste avec les lignes de la barbe hirsute
qui a perdu sa vigueur. Les yeux du saint privés de leur expression nous
renvoient à sa vie intérieure. Le crâne nu expose l’étendue aride de sa chair.
L’auréole est juste esquissée. La lumière révèle les imperfections de ce corps
vieillissant. Là où on aimerait voir une lumière rasante qui glisse sur la
chair pour sublimer un crâne lisse où triomphe la pensée, Le Caravage souligne le
moindre détail en faisant de son Saint Jérôme un être profondément incarné. La
peau n’est qu’un vêtement de plus qu’on porte sur soi pour cacher l’insondable.
La coiffe de la bible forme un sillon d’où jaillissent les pages. Le pli du
coude sourit. Le dos d’un livre fermé se détache en se boursouflant négligemment.
Les rides du front sont autant de marches à gravir pour atteindre la clarté de
la pensée. Le peintre retient son geste pour peindre cet abandon de la chair,
son relâchement, la perte de la
vanité du corps pour atteindre au spirituel.
s’engouffre
dans la nuit…
Dans le même alignement, un autre crâne de mort attend
les mots de l’écrivain. La tempe est soulignée d’une ligne brune qui découpe
une surface toute aussi irrégulière que le contour du crâne. Les pages déjà
remplies par la traduction en langage profane sont de la même
blancheur que les pages de la Bible et le tissu qui pend sous l’amoncellement des
livres. Aucune droite n’est franchement visible excepté l’angle de la table et
le pied qui la supporte, cadrant un carré noir. Tombeau de l’ombre où le regard
pourrait se perdre s’il n’était pas retenu par les rais de la lumière qui le
protègent du néant. Les plis du drapé sont soigneusement placés. Ils forment des
flèches dont la pointe s’émousse dans la rondeur du tissu en dessinant des
directions opposées. Métaphore du cheminement de la pensée qui ne suit pas une
route unique mais emprunte toutes les voies que lui livrent son intuition.
Volupté des gros ourlets ou des bordures fines du tissu qui se creusent
toujours plus loin et cherchent dans le tréfonds de la chair le mystère de la
vie.
avec
la légèreté du vide.
Il n’y a pas d’affrontement des contraires qui s’opposent.
Le Caravage construit un édifice d’une rare subtilité en déviant toutes les
trajectoires que tracent ses lignes pour déséquilibrer le regard. La table si
charpentée ne cadre qu’une partie du néant. Dans le désordre des livres qu’elle
supporte, le peintre ne cesse de représenter liaisons, charnières et articulations
qui relient les parties entre elles. Il n’y a pas la mort d’un côté et la vie
de l’autre. Par la pointe d’un pli tendu qui surplombe l’édifice de sa
composition, le peintre représente un triangle qui ne pointe même pas le centre
mais se perd en un abîme juste cerné d’étoffe rouge. On écrit pour noircir les mots qui s’étalent
comme des gisants dans le linceul du papier. Le Caravage peint l’ardeur de
cette quête obstinée avec la légèreté du vide. Même si la lumière semble plus
chaude du côté de l’écrivain, ce qui émeut le plus, c’est cet homme privé de
regard qui cherche intérieurement à relier des mondes inconciliables, l’inerte
et le vivant, les ténèbres et la lumière, le corps et la pensée dans une instabilité
essentielle pour recouvrer la vue.
Le 11 novembre
2018
Œuvre visible à l’exposition Caravage à Rome, amis et ennemis, Musée Jacquemart-André à Paris du
21 septembre au 28 janvier 2019.
Merci chère Laure, de ce commentaire sensible et instructif. J'ai l'intention d'aller contempler ce Saint Jérôme. Je suis aussi très sensible à la peinture du Caravage, que j'ai beaucoup vue à Rome et chaque fois ponctuée d'vénements personnels Dommage que je n'a!pas pu assister en même temps que toi à la redécouverte de ce tableau qui est en ce moment à quelques minutes de chez moi. Tes élèves ont bien de la chance, j'espère qu'ils s'en rendent compte
RépondreSupprimerHuguette
Grazie Huguette ! Laure
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