De quel bois les hommes sont-ils faits ?

 

L'exposition Oskar Kokoschka, un fauve à Vienne qui se tient actuellement au Musée d'Art Moderne de Paris montre la traversée du siècle d'un peintre né en 1886 à Vienne et mort en 1980 en Suisse. Les premières toiles de l'artiste font scandale dans une Vienne du début du siècle encore corsetée dans les conventions d'une peinture académique bien-pensante. Loin d'idéaliser la figure humaine, les modèles brossés à grands traits deviennent les acteurs de la furie de Kokoschka. Pris dans une épaisse couche de couleur qui acte leur présence, les modèles s'extraient de la matérialité de la chair pour devenir peinture. Deux portraits illustrent cette mutation de l'image en incarnation picturale, Le Joueur de transe  de 1909 et plus tardivement en 1921, Le portrait de Gitta Wallerstein

 

Oskar Kokoschka, Le joueur de transe (Ernst Reinhold), 1909 huile sur toile, 81 x 65 cm, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles.

 

Le Joueur de transe représente l'acteur Ernst Reinhold, ami de Kokoschka et interprète du rôle principal de sa pièce à scandale Meurtrier, espoir des femmes en 1909. Ce portrait emploie deux gammes de couleur qui s'opposent. Un fond diaphane avec des teintes irisées recouvrant un premier jet noirci qui illumine la partie supérieure tandis que les teintes sombres de la veste occupent la partie inférieure. Entre ces deux surfaces, le visage est transpercé d'un regard intense. La tête est tenue par l'encolure amidonnée d'une chemise dont les pointes émoussées s'ajustent par un nœud légèrement de travers d'une cravate bleu ciel tachée de noir. Dans l'alignement du col de la veste, le bord sinueux du manche de la veste laisse surgir une main à quatre doigts. L'écart entre l'index et le majeur forme un triangle noir qui s'ouvre sur une tache oblongue. L'intention d'esquisser l'autre main est peu plausible à cette hauteur. On songe au petit doigt absent de la main gauche que le peintre désignerait comme un membre fantôme amputé ou à un nuage de fumée échappé d'une arme à feu dont la main serait l'illustration. La position de la main désignant cette tache furtivement étalée rappelle le tableau du Caravage L'incrédulité de saint Thomas peint en 1603. Le disciple ne croit pas à la résurrection du Christ. Jésus l'invite à toucher ses plaies d'homme crucifié pour l'en convaincre. Concentration du saint qui ne regarde pas ce qu'il touche comme si, à cet instant, seul le contact faisait foi. Parallèlement, la matérialité de la main peinte par Kokoschka leste la figure humaine d'une présence immanquable. Est-ce que ce doigt absent désignerait le pinceau du peintre qui crée le passage entre le monde des vivants et la sphère du spirituel ?

 

Le Caravage, L'incrédulité de saint Thomas, 1601-1602 huile sur toile, 107 x 146 cm, Palais de Sanssouci, Potsdam, Allemagne.

 

Mais revenons aux couleurs avant de désigner les formes. Le fond est clair et empreint d'une certaine candeur dans le choix de ces pastels de l'enfance qui désignent communément les filles avec le rose et le bleu pour les garçons. Les deux se mêlent même si le bleu prédomine aux abords des contours de la tête et de l'épaule droite. Cette aura forme un limon qui s'agrège dans la couleur pure du bleu des deux rives d'un même lac dans lequel on plonge notre propre regard. Face à face dans l'immatérialité de ces yeux qui nous fixent de façon hypnotique. Le nœud de la cravate en porte encore l'intensité avant de se dissoudre dans une cascade plus claire qui se dilue dans le blanc de la chemise. Une couleur de l'infini du bleu d'un regard à son acmé qui finit par se désagréger dans cet attribut si masculin de la cravate évoquant un symbole phallique comme si la pensée ou le pouvoir de cet homme disparaissait au contact de sa chair.

L'homme porte une veste sombre qui contraste avec la déliquescence de cette douceur bleutée. Clair-obscur qui tranche avec la tradition de la peinture où le fond sombre sert généralement à faire ressortir la lumière de la figure car ici les teintes sombres ne magnifient pas le visage mais la main infirme de l'informe. La main gauche est généralement celle de la maladresse, celle que l'on n'instruit pas à contrôler son geste pour tenir sa cuillère puis son couteau, son crayon puis son outil ou son pinceau. Une main de l'ignorant et du sauvage, celle qu'on ne contraint pas. Les mains peintes par Kokoschka disent bien plus que les visages au regard parfois absent de ses modèles. Elles sont le corollaire de la pensée. Pour Le joueur de transe, la main dessine étrangement l'angle du  K face à la tache élancée du O. Les initiales du peintre OK se retrouvent dans le profil de cette main désignant l'informe de cette tache claire en contrepoint de cette tache noire de la cravate. Ce noir au milieu du bleu rappelle la pupille dont le sens étymologique dérive de "petite fille" en raison de la petite image que l'on peut voir s'y refléter. Les couleurs établissent des correspondances entre les différentes parties du tableau pour en désigner les formes. Cette tache noire comme substitut de la figure féminine entourée de bleu est-elle le pendant de cet informe à la fois phallique et vaginal qu'il faut toucher  pour atteindre au sacré d'une peinture libérée de sa matérialité ? C'est une piste de réflexion qui reste ouverte d'autant plus inattendue pour une peinture où la matière est fortement imprégnée du geste de l'artiste qui a toujours refusé toute forme d'abstraction.

 

Le deuxième tableau qui questionne cette ambivalence entre une peinture figurative matiériste et une peinture qui s'en affranchit, notamment par son usage immatériel de la couleur, se retrouve dans le Portrait de Gitta Wallerstein

 

Oskar Kokoschka, Portrait de Gitta Wallerstein, 1921 huile sur toile, 85 x 60 cm, Albertinum Galerie Neue Meister, Dresde, Allemagne.

 

Il s'agit du portrait d'une fillette que l'on identifie au nœud qu'elle porte dans les cheveux. Son visage très allongé laisse voir son regard bleu fixé vers l'horizon pointé par son index. Le blanc des yeux est teinté de bleu en correspondance au camaïeu de couleurs froides qui remplit toute la surface de la toile excepté quelques taches brunes sur son vêtement et un rouge vif utilisé pour peindre ses lèvres et le toit d'une maison. Il y a quelque chose de décalé dans ses lèvres entrouvertes qui laissent voir deux dents blanches rappelant les carrés sombres des fenêtres qui se détachent à l'inverse sur le mur blanc de la maison. Le nœud démesuré infantilise la figure dont on perçoit pourtant déjà, dans l'attention posée du regard, une certaine maturité. Une photo de l'époque montre que la fillette avait des yeux très clairs que le peintre a sans doute voulu sublimer et un nœud tout aussi imposant que celui qu'elle porte sur la toile.

 

Oskar Kokoschka et Gitta Wallerstein, Dresde 1921, photographe inconnu, 23,8 × 18 cm, Université des Arts appliqués de Vienne, Centre d'Oskar Kokoschka, Autriche. 

 

Représenter la dentition n'est pourtant pas anodin car cela désacralise le personnage en le ramenant à une posture moins conventionnelle, cela peut l'érotiser aussi. Contrairement au portrait précédent, pas de rose ici mais des bleus omniprésents qui renvoient aux teintes de l'azur et de l'eau. Un portrait traversé de couleurs évoquant l'infini dans la présence d'une jeune fille qui a toute la vie devant elle. La main droite qui touche le bord du tableau est une invitation au hors-cadre et à projeter notre regard vers l'inconnu. Cette fois c'est la main initiée qui désigne, une main blottie dans le coin inférieur du tableau comme la page d'un livre que le peintre nous invite à tourner pour imaginer la suite de l'histoire.

Les couleurs sont assurément chez Kokoschka des portes ouvrant à l'immensité de l'espace. Rien de contenu dans ses figures qui se livrent toutes entières à la couleur dont elles sont elles-mêmes les détentrices au plus profond d'elles-mêmes. Le peintre fait rejaillir à la surface les couleurs enfouies qui relient les êtres au monde qui les entoure. La figure, en perdant ses contours, s'incarne dans une peinture devenue surface et étendue. La couleur comme langage premier, avant toute figuration, est essentielle pour ce peintre à l'instar de la musique qui offre un accès immédiat au monde à travers les sensations.

 

Oskar Kokoschka, Le pouvoir de la musique, huile sur toile, 104,5 x 154,3 cm, Musée Van Abbe, Eindhoven, Pays-Bas.

 

Dans cette toile, la mélodie d'un instrument à vent accompagne un enfant aux couleurs incandescentes à repousser les limites du cadre qui semblent le contraindre. On ne voit pas les jambes de la femme qui se tient debout alors que l'enfant accroupi est repoussé dans un coin. Les deux personnages semblent pourtant au même niveau. Une branche de fleurs violettes scinde la toile en deux espaces. On dirait une Annonciation inversée. L'enfant accroupi rappelle l'ange Gabriel vêtu de rouge qui s'agenouille devant Marie habituellement vêtue de bleu qui se tient sur la droite. La fleur de lys symbole de la pureté et de la virginité de la Vierge par sa blancheur immaculée a été remplacée, tout comme la colombe du Saint esprit devenue un chien qui s'éloigne. C'est la femme et non le messager de Dieu qui porte ici le pouvoir de l'incarnation. C'est par le souffle et la musique qui jaillissent de sa bouche que la couleur en embrasant le tableau devient une ode au monde terrestre et à sa matérialité transmuées par le seul pouvoir profane de l'art. Hommage d'un peintre au rôle des femmes à enfanter autant qu'à créer en combinant la chair et l'esprit.

Dès lors, plus rien ne retient le peintre de libérer sa palette et de dissoudre la figure humaine dans une débauche de couleurs emportée par la jouissance du geste où fond et forme fusionnent. Le portrait de Ferdinand Bloch Bauer collectionneur d'art juif proche de l'artiste Gustav Klimt peint en 1936, illustre cette libération.

 

Oskar Kokoschka, Portrait de Ferdinand Bloch-Bauer, huile sur toile 1936, 137,5 x 107 cm, Kunsthaus de Zürich, Suisse.


La couleur n'est plus surface mais s'assume dans chaque coup de pinceau que le peintre laisse sur la toile. Un entrelacement de touches balaie l'espace en tous sens. Assis de face, le vieil homme pose en tenue de chasse. Ses deux mains tiennent un fusil installé de biais sur ses jambes. Cette fois, ce n'est pas l'index qui désigne ce qu'il faut atteindre mais l'extrémité du canon qui touche le bord de la toile. Les mains du modèle ont perdu leur pouvoir. Elles retiennent plus qu'elles n'agissent ici. De même, le regard de l'homme se perd dans un malstrom de touches tourbillonnantes de vivacité dans la profusion de verdure d'un sous-bois. Chaque touche colorée virevolte avec légèreté grâce aux mouvements du peintre qui ne s'encombre plus de la pesanteur du réel. Ce n'est plus le modèle qui nous regarde et nous guide dans l'espace du tableau. C'est désormais la main absente de l'artiste qu'on touche ici de notre propre regard. Une main qui s'affranchit de son modèle et du paysage qui l'entoure avec une frénésie revigorante. 

Un souffle de fraicheur parcourt cette toile. Les couleurs plus fluides ne s'effraient plus de leur transparence. La multiplicité de verts tendres et acides est rehaussée de violets parme plus doux, d'ocres chaleureux et d'oranges vifs. L'homme mélancolique qui regarde en contrebas est traversé par la nature débordante qui l'entoure. Entre ses mains, la gâchette du fusil dessine le contour d'un œil. Le peintre dépose entre les mains de cet homme las l'arme explosive de ses cartouches de couleur qui éclaboussent toute la toile.

Le fusil pinceau scelle la rencontre entre Éros et Thanatos d'un homme sur le déclin avec la vitalité de l'artiste dans la toute-puissance de son geste en train de peindre. D'un côté, le fusil destructeur  du chasseur et de l'autre, le doigt pinceau de l'artiste qui fait jaillir la vie.

Sur une photo, on voit le collectionneur avec un cerf à ses pieds comme trophée de chasse. 

 

Photographie de Ferdinand Bloch-Bauer, 1935, Wikimedia


Capture d'un autre temps où l'image faisait encore foi. Dans ce portait peint par Kokoschka, ce n'est plus la fixité de  l'image qui compte mais la performance de l'artiste à traverser les apparences pour percevoir le mouvement sans fin de toute chose vivante. En 1937, en réponse aux accusations des nazis, Kokoschka peint en défi son autoportrait où il se revendique lui-même comme artiste dégénéré. 

 

Oskar Kokoschka, Autoportrait en " artiste dégénéré", huile sur toile 1937, 110 x 87 cm, National Gallery of Scotland, Édimbourg, En prêt d'une collection particulière.

 

Impassible, il se dresse d'un seul bloc devant la toile. Ses bras contre soi laissent voir le dos de ses mains croisées comme deux ailes repliées. Le point de vue en contre-plongée ne laisse aucun doute sur l'intention de l'artiste à affronter la tourmente. Le regard de l'artiste se plante dans nos yeux, ses lèvres sont fermées. Au loin dans une clairière, un cerf attend à découvert. Un homme s'enfonce dans la forêt. Son bras est fait d'un bois sans écorce. Ses pas laissent sur le sol des touches vigoureuses de violet.

 

 

 


 


 

 


 


 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Mona au Halo

Défense d'y voir

Le vestiaire des ombres