Conte des enfants du vent et de la nuit

 


Certains racontent des histoires, d'autres inventent des mondes. Les fleurs naissent de la terre qui recouvre leurs graines ; les films de nos errements dans un monde dématérialisé où les croyances les plus folles côtoient la disparition de nos origines.

Le quartier cosmopolite de la Goutte d'Or à Paris est le lieu de cette rencontre orchestrée par le réalisateur Clément Cogitore. Au croisement des cultures venues d'Afrique et d'Asie, la station de métro de Barbès offre autant de trafics qu'il n'en faut pour assouvir notre soif d'évasion. Invitation au voyage en plein cœur de la capitale où des hommes de main glissent furtivement l'adresse d'un guérisseur pour soigner les apatrides qui ont quitté leur raison.

Le film s'ouvre sur le plan d'une pelleteuse qui renverse son chargement sur le sol.  Là où d'habitude une perspective nous entraine dans le récit, un rideau de terre tombe sur le sol. Une chape de son inerte assourdit les bruits off des machines de chantier. D'emblée nous sommes confrontés à un enfouissement qui nous plonge dans les abîmes.

La ville est quelque part par-là, déréalisée par les pulsations du travail nocturne des ouvriers. Les projecteurs éclairent le terrain vague comme un plateau de tournage au cinéma. Réminiscence de cette mise en scène du réel vu dans le court-métrage nocturne  Parmi nous  (2012) où le cinéaste éclaire déjà fortement le no man's land du parking des poids lourds pour mieux empêcher le flux des migrants vers l'Angleterre. Un territoire décentré pour permettre aux hommes de s'exiler. Dans le film documentaire Braguino (2017), il s'agit d'une nature vaste et sauvage dans laquelle une communauté s'est installée hors du commerce des hommes et de leur civilisation. Aliénation ou Délivrance à l'instar de John Boorman qui montre la violence tapie jusque dans ces espaces isolés pourtant protégés.

Goutte d'or est un conte. De jeunes désœuvrés s'y déplacent en bande pour chasser leurs envies. Horde de garçons sauvages qui rode dans un jardin d'enfants élu pour domicile. Une petite maison sert de cache au butin dérobé des vêtements de grandes marques encore emballés. La bande violente rentre par effraction dans la vie d'un marabout qui profite de la vulnérabilité d'êtres endeuillés pour leur soutirer de l'argent dans un scénario bien rodé. Comme le chantier qui montre la ville qui se régénère, on découvre d'abord les coulisses du logement où officie le marabout. Dans la salle d'attente, la caméra elle aussi captive filme hommes et femmes patientant de longues heures.

Autant le film prend le temps d'installer le décor et les protagonistes de l'histoire, autant l'arrivée du marabout Ramsès hagard, presque pataud – magistralement interprété par Karim Leklou - surgit à l'improviste. Il s'assoie avec son allure empesée devant sa cliente alors qu'une volée des jeunes pillards fait irruption dans sa cuisine à l'autre bout de l'appartement. Même effraction  des personnages dont la présence en hors-champ se devine plus vivante que l'entrée en scène de leurs marionnettes qui endossent leur rôle dans la vie comme au cinéma. Le réel s'arrache chez Cogitore. Il est déplacement, mouvement, une irruption soudaine qui commet un braquage de la conscience en nous immisçant dans un nouvel espace-temps.

Les enfants parlent du marabout comme d'un mage. Depuis Méliès, on connait la connivence du cinéma avec la magie. Apparaitre et disparaitre sont le propre de la mise en scène du réel au cinéma. Ramsès franchit les frontières du monde des morts pour faire revivre ce qui échappe à leur absence inéluctable. Tel Orphée qui retourne dans le monde des morts pour récupérer Eurydice, Cogitore nous mène aux confins de l'entendement pour reprendre notre souffle de vivants. Dans une scène magnifique, le père lui-même marabout accueille son fils Ramsès et la cohorte des enfants dans son immeuble où on ne pénètre qu'après avoir proféré des paroles incantatoires pour chasser le diable. Traqués, apeurés, trempés les fuyards trouvent refuge chez le père dont on ne sait s'il est extralucide ou à moitié fou quand il déclare que son fils erre chez les vivants parce qu'il ne sait pas faire taire son chagrin. Magnifique transfiguration d'une séance d'exorcisme quand la bouille ronde du fils accablé retrouve par l'affaissement de ses épaules et son regard perdu l'affolement de son enfance.

De quoi parle donc ce film ? De l'alchimie qui transforme le plomb en or et les composants électroniques de nos portables en mercure. Les parents ont délaissé leurs enfants qui se débrouillent seuls dans un monde où l'argent est devenu notre seule quête du bonheur. Le capitalisme et son appât du gain apparaissent comme un mal qui gangrène la société. Pris dans sa spirale infernale, les marabouts de différentes nationalités se réunissent pour la redistribution des richesses spoliées par le jeune Ramsès qui a décidé de ne plus faire commerce équitable. Démonstration d'un capitalisme mondialisé et décomplexé qui exploite la misère humaine pour s'enrichir en révélant l'effondrement de toutes les valeurs héritées du passé. Tout l'art de Cogitore est dans ce détail du singulier qui tente de s'affranchir de sa famille pour retomber en enfance avec la fatigue d'un corps qui s'est trop dépensé et s'écroule en fin de journée.

On ne sait pas si le cinéma peut nous transformer durablement ni s'il faut s'y adonner sans compter pour s'élever seul ou en communauté. Il y a de l'artifice et de la magie, de la violence et de l'enfance irrésolue dans cette Goutte d'or qui résiste à son propre anéantissement.  C'est déjà peut-être le début d'une autre histoire, celle que chacun doit se construire dans le faisceau des croyances qui perdurent pour faire encore de l'irrationnel notre bien précieux le plus commun.  


 

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