Le vestiaire des ombres

Livre publié à l'occasion de l'exposition éponyme à la galerie Templon à Paris du 7 janvier au 4 mars 2023, édité par Théa Chevalin

 

On entre dans la galerie Templon comme en religion avec trois silhouettes hiératiques posées sur des socles de plâtre recouverts d'une coulée de fils qui affleure à leur surface. Les sculptures ont pris l'habit de recluses. Leur tête inclinée évoque l'introspection de la prière. Elles sont vêtues d'un tissu rigide leur taillant une stature de guerrières médiévales d'Heroic Fantasy. Corsetés dans les plis d'une étoffe épaisse, la plus petite ressemble à la vierge noire d'une église de campagne. Chacune porte au sommet de son crâne une corde tissée qui marque son aplomb.

Quelque chose cloche dans la taille de ces figures. Trop petites ou trop grandes pour être humaines, qui sont-elles ? Les insectes concentrent leur être dans l'extension vitale de leurs pattes ou des ailes pour se déplacer. Leur tête ainsi réduite ne les gêne pas dans leur fuite. L'artiste Jeanne Vicerial passe des centaines d'heures à créer ces armures qui ressemblent à des exosquelettes.

La matière dense et impénétrable des fils tressés forme les ogives de voutes qui creusent les figures d'une ombre désincarnée. Les bustes particulièrement ouvragés requièrent toute l'attention. Les circonvolutions serrées forment un torse asexué qui tient la figure en un nœud inextricable de lignes où le regard se perd entre élévation et l'écoulement des fluides.

On trouve une autre forme de dualité, cette fois entre l'agir et le faire dans le travail sans labeur du bras articulé d'un robot conçu en collaboration avec l'artiste. 

Poussé par l'attraction de l'autre, on cherche un tempo commun. L'amorce manuelle du faire de la sculpture est reprise par la machine programmée pour poursuivre l'ouvrage dans un feuilleté de frou-frou qui s'enroule sur lui-même en de curieuses bouches d'ombres. L'eau des marées agit de la même façon sur les bords durs des huitres qui se soulèvent juste assez pour y concéder un passage. Le fil suit un parcours arachnéen avec la tension nécessaire à l'accomplissement d'une danse macabre où la forme nait de la rencontre entre l'outil et la matière inerte. La force tellurique du robot est annihilée par la présence ténue de cette figure dont l'émergence est toute entière livrée à ce chemin en devenir qui ne tient qu'à un fil. 

L'artiste confie qu'il faut sept minutes au robot pour faire ce qu'elle mettait sept heures à réaliser. Le temps est une faveur accordée à ceux qui mènent seuls leurs tâches jusqu'à leur accomplissement. Le regard plonge dans ces trous noirs qui nous invitent à une autre expérience de la matière. Là où toute une tradition séculaire de la sculpture prône la maîtrise parfois herculéenne du matériau, on retrouve chez Jeanne Vicerial le paradigme opposé. La matière ne naît pas d'une confrontation avec la main pour donner forme mais du temps écoulé à la concevoir. 

Qu'est-ce qui différencie la cascade des boucles de la barbe de Moïse sculptée dans les trouées sombres du  marbre par Michel-Ange des ombres qui se répandent jusqu'aux pieds des figures érigées par Jeanne Vicerial ?

Michel-Ange (1475-1564), Barbe de Moïse, marbre, Basilique Saint-Pierre-aux-Liens, Rome, 1513-1515, photographie de Jörg Bittner Unna sur Wikimedia Commons


La résistance et l'inconsistance des formes produites désignent cette ambivalence consubstantielle de la matière qui se fait et se défait dans un même mouvement. Michel-Ange ne désigne rien d'autre avec les torsades lourdes d'une barbe transmuée en évocation d'une chevelure sensuelle comme si la matière ne se livrait que dans l'abandon de son inertie. Dans les flots de sa barbe, l'index de Moïse indique l'informe tandis que les torsions de fils noirs du textile finissent par s'échouer sur le sol en de gracieuses boucles parfaitement maîtrisées. Michel-Ange sublime par sa virtuosité  le chaos des lignes tandis que Jeanne Vicerial, plus humblement, suit l'esthétique de formes contenues que lui dicte le textile.

On trouve aussi dans ce travail artistique un goût pour des matériaux non traditionnels comme chez la sculptrice Eva Hesse (résine, plastique, ficelles) avec l'utilisation ici du fil brillant et solide du polyester. Dans l'insignifiance de matériaux résolument modernes et non répertoriés comme nobles, l'une et l'autre trouvent le vocabulaire d'une sculpture désacralisée qui explore d'infinies variations plus que la puissance du geste à braver la matière. L'œuvre Right After d'Eva Hesse datant de 1969 expose ainsi un réseau de fibres de verre suspendu par des crochets. Geste de lâcher-prise inouï de grâce et de liberté qui comble l'horizon de lignes insignifiantes pour se mesurer à la légèreté du vide. 

 

Eva Hesse (1936-1970), Right After, résine moulée sur cordes, fils et crochets,  152.39 × 548.61 × 121.91 cm, Milwaukee Art Center, Wisconsin

Photo credit: Larry Sanders
© The Estate of Eva Hesse. Courtesy Hauser & Wirth


Une installation d'œuvres murales  de Jeanne Vicerial confirme cette propension à aller à contre-courant d'une tradition sculpturale vouée à vaincre la pesanteur en s'érigeant dans l'espace. Les formes pendent avec toujours cette centralité qui compense la simplicité des formes tombantes par leur verticalité. Le rose est combiné cette fois au noir, tant par sa couleur que pour sa fleur qu'on retrouve figée par la résine au centre de certaines œuvres. Pot-pourri de pétales qui remplit de leur vanité des formes rondes ou triangulaires qu'on associe à des symboles de la féminité.  Totems  d'une indécence sublimée qui tirent un trait sur la puissance de l'agir en affirmant à dessein et sans rougir le lien qui les ramène à leurs propres pertes. 

 

                                              Photographie personnelle de l'exposition Armors


Au poids des ombres qui creusent la densité de la matière, Jeanne Vicerial oppose un geste sculptural qui parle de formes qui s'affirment dans  leur incomplétude. Ici réside toute la force et la splendeur de ces œuvres qui délaissent les vivants de leurs corps en les confiant aux armures du vide. 

 

 



 

 

 


 

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